John Collier a été un maître de l'humour noir, principalement un nouvelliste. Cet étrange roman de la fin des années 1920 tient du pastiche satirique et du conte moral du XVIIIe s.. Mais il faudra se questionner sur les niveaux narratifs auxquels s'applique l'humour, faute de quoi l'on risque d'éprouver une certaine perplexité. J'ai adhéré à l'esprit de l'auteur et mon rire a donc été franc, mais je peut concevoir une réaction opposée, textuellement presque aussi justifiée, qui rendrait la lecture choquante.
Niveau de la trame : M. Fatigay, jeune Anglais instituteur dans un village reculé du Congo, acquiert contre une paire de défenses d'éléphant un chimpanzé femelle, Émilie, dont il devine plus qu'il ne comprend qu'elle possède, à défaut de la parole, une intelligence suffisante à le comprendre. La guenon, en réalité supérieurement intelligente et bientôt fine lettrée, est amoureuse de lui, alors qu'il aime éperdument Amy, restée en Angleterre, où il s'empresse de retourner pour l'épouser. Mais autant Émilie est un modèle de vertu, de soumission, d'abnégation, de finesse, autant Amy est intrigante, dépourvue de sentiments, mondaine et surtout éprise du goût « moderne » de l'indépendance... Laquelle fera la bonne épouse : la femme précieuse ou la guenon amoureuse ?
Niveau du rire jaune : satire des moeurs sociales et matrimoniales de ce début du XXe siècle londonien, qui s'empresse de sortir du puritanisme mais dans lequel l'ambition d'émancipation féminine est tournée en dérision. Quelle que soit la médiocrité de l'homme, la femme sortant de son rôle traditionnel est représentée sous les gros traits d'une harpie et même le singe savant, dans sa suprême perspicacité, comprend les avantages que son sexe retire du
silence, des révérences, de la modestie en parasol et chapeau à voilette :
« - Voyons, voyons, Émilie ! Si tu deviens aussi intelligente que cela, il faudra que je te vende pour qu'on t'exhibe dans un cirque !
Et aussitôt la guenon terrifiée avait abandonné les attributs de la cléricature et elle était allée, tremblante, ramper jusqu'à son ancienne place, sa place de sujétion. Ah, comme tous ces épisodes lui revinrent à la mémoire plus tard, quand elle apprit que l'on avait refusé un jour à Madame
Virginia Woolf l'entrée d'une bibliothèque universitaire ! Dès cet instant-là elle ne laissa plus jamais entrevoir qu'elle possédait une intelligence beaucoup plu grande que celle qu'on lui supposait. » (pp. 24-25)
En fin de compte, la réponse à la question du choix d'Alfred Fatigay n'est-elle pas connue d'avance ? Et celui-ci de clamer dans les dernières pages :
« […] Il se peut que derrière tout grand homme il y ait une femme, et que sous chaque puce apprivoisée il y ait une assiette chaude, mais à côté du seul homme heureux que je connaisse se trouve un chimpanzé. » (p. 320)
Mais passons au niveau supérieur. Il est assez évident, à commencer par les vers en italiques qui ouvrent chaque chapitre et aux nombreuses citations dans le texte, que le récit emprunte un style qui moque une certaine poésie romantique et surtout le roman d'amour du XIXe s. ; parfois des poètes – Lord Tennyson,
W. B. Yeats – et des auteurs –
Thomas de Quincey,
Poe – sont nommément cités, mais partout ailleurs l'emprunt est apparent. Dès lors, comment ne pas songer que c'est surtout la misogynie et toutes les autres mièvreries d'une telle littérature, parfois ridicule et désuète, qui produisent l'effet comique de cet ouvrage, écrit à un moment où la crise économique n'offrait guère de chance au rire ? La fortune littéraire, pour cette même raison, ne lui sourit pas.