La lecture commençait fort : le premier chapitre a très bien fonctionné sur moi, je l'ai trouvé superbement immersif avec une plongée dans l'action des plus enthousiasmantes. J'étais curieuse de voir où la Horde allait nous emmener et de découvrir cet univers dont les clés n'étaient pas offertes sur un plateau. Avec Alberte, ma copine de lecture, nous nous sommes interrogées sur le mystère de l'origine du vent, sur les buts des hordonnateurs (ceux qui forment et envoient les Hordes), sur les implications de la Poursuite. Nous nous sommes passionnées pour les chrones, ces phénomènes mystérieux, créatures inédites capables de changer la nature des choses qui se sont révélées bien plus importantes qu'un simple bestiaire original – et que les hordiers détournent à un moment le pouvoir potentiellement mortel pour soigner, ce que j'ai trouvé une jolie illustration de la nature à la fois bienfaitrice et dangereuse. Nous avons cherché à deviner les liens avec le temps et son écoulement, notant tous les indices qui nous frappaient, à percer les secrets des personnages, à anticiper la fin (j'ai d'ailleurs eu la surprise de retrouver à l'ultime phrase la confirmation d'une de mes suggestions).
Et puis, je me suis attachée. À Caracole, pour le plaisir des mots, pour son excentricité réjouissante, pour ses côtés plus secrets aussi, pour ses facettes plus ambiguës qui se dévoilent au fil du récit. À Sov, pour sa douceur, sa tempérance, son attachement sincère aux membres de la Horde. À Oroshi, pour son savoir, son intelligence, sa prestance.
Parmi les choses qui ont immédiatement happé mon attention, il y a eu cette invention d'un langage spécifique intuitivement compréhensible même sans pouvoir donner une définition précise et avec lequel on se familiarise au fil du livre. Il n'y avait pas vraiment de dialecte 100% imaginaire – d'ailleurs, les rares mots qui semblaient relever d'une langue fictionnelle m'ont dérangée, disséminés comme ils l'étaient, survenant comme un cheveu dans la soupe –, mais un jargon aux sonorités patoisantes dans la bouche de Golgoth (« Je ne sais pas ce qui berdança dans leur calebasse toute la nuit, ils étaient debout, les cinq, à parloyer, tout affourbaudis autour du tas de centre. J'entendis Oroshi se rebrailler et filer les rejoindre, moi je m'enfouillai dans le duvet pour pas chercher à savoir. ») et, évidemment, tout le champ lexical lié au vent. Sans surprise, le vent est omniprésent : sous ses différentes formes physiques (furvent, slamino, crivetz, etc.), dans la musique (hélitrompes, orgue éolien, accordéoles…), dans les transports (vélichar, voilice, aéroglisseur…), dans les jeux et jouets (hiboos, hélicoons, cerf-violent…). Ainsi que cette écriture du vent à la manière d'une partition musicale puisant dans les signes de ponctuation pour décrire ses mouvements, ses intensités, ses variations, ses pauses…
Il faut ensuite signaler qu'il s'agit d'un roman choral où l'on saute fréquemment d'un personnage à l'autre (fréquemment, c'est-à-dire que ce n'est pas un chapitre par personne, mais parfois plusieurs personnages par page). Aussi, surprend instantanément cette utilisation des signes de ponctuation (encore eux) pour identifier les protagonistes et situer le point de vue. Ces signes de ponctuation – que l'on connaît rapidement par choeur sans se référer à l'aide – ne surgissent pas de nulle part : ils sont le symbole de la fonction de chacun tatoué dans leur chair. (Cependant, si certains liens se font facilement, d'autres sont plus flous à mes yeux.) Quoi qu'il en soit, au-delà de l'originalité qui aurait pu être un peu factice, j'ai trouvé le procédé astucieux pour ne pas alourdir le texte (mettre le prénom aurait donné un air trop théâtral à l'ouvrage) tout en correspondant à ce jeu de ping-pong, ces échanges permanents entre les membres, toujours côte à côte et partageant toutes les expériences simultanément, de la Horde.
C'est du moins ainsi que je voyais les choses au début de ma lecture et je m'attendais à côtoyer chaque membre et ainsi apprendre à les connaître à travers ce puzzle éclaté constitué aussi bien des incursions dans leur tête que du regard des autres hordiers. Finalement, il s'avère qu'il y a des personnages plus principaux que d'autres et que certains resteront très anecdotiques. Les connaissant mal, l'attachement ne se fait pas et leur sort indiffère. C'est un défaut fréquent dans les romans mettant en scène des bandes importantes et, si je comprends la nécessité d'avoir une horde importante – aussi bien pour la pluralité des rôles endossés pour ce voyage d'une vie que pour illustrer la dangerosité du périple par quelques pertes tout en amenant une équipe suffisamment conséquente à la fin du récit –, je l'ai néanmoins regretté dans ce récit qui m'avait donné d'autres attentes au début de ma lecture.
Concernant cette pluralité de voix, j'ai apprécié les distinctions entre chacun. Nonobstant le signe qui précède leur prise de parole, l'on peut souvent savoir qui parle grâce à d'autres indices. Silamphre est attentif aux sons, à la musique, il aborde souvent les événements sous un prisme auditif ; Pietro est davantage dans la description visuelle ; Caracole joue avec les mots, se complaît dans les joutes verbales, folâtre diverge tord s'amuse avec la langue ; Golgoth a son parler à lui ; Larco parsème ses réflexions d'interruptions, ici entre parenthèses. Et les voix des femmes alors ? J'ai bien dit « distinction entre chacun » et le masculin n'était pas neutre car les femmes peinent à se distinguer, leur narration est classique et assez uniformisée, blotties comme elles sont dans leur douceur, leur sagesse, leur pondération. Ce qui nous amène…
… à l'énorme point noir qui m'a fait rager dès les premiers chapitres : les femmes.
La Horde du Contrevent, ou un bel exemple de male gaze. Classiquement, elles ont des rôles globalement très féminisés : Aoi est cueilleuse et sourcière, Alme soigneuse, Callirhoé est « feuleuse » et s'occupe du feu qu'elle maîtrise en toutes circonstances et peut allumer en toutes circonstances (mais aussi de la cuisine du coup)… Toutefois, que je sois claire, les femmes contrent avec les hommes depuis le début du voyage, elles affrontent les mêmes dangers et, comme eux, elles ont été séparées de leurs familles et entraînées depuis leur plus tendre enfance.
Pourtant, nous savons qui est considérée comme jolie ou pas, qui couche avec qui (avec un relent de jugement selon le nombre de partenaires), et cela est dit et redit mille fois (or, à quelle fin ?). Nous avons la « belle et ingénue » Coriolis, « l'incomparable douceur » d'Aoi, la « chaleur » de Callirhoé (certes le terme est en rapport avec sa fonction, mais en l'occurrence, ce n'est pas ça que ça m'évoquait, plus encore en ayant lu la suite) tandis qu'Alme apporte la « douceur » et Oroshi « l'élégance », bref, des femmes qui, lors d'une – autrement géniale – présentation de la Horde, seront introduites par les mots « blotties et couvées, lovées, fragiles, notre bien le plus précieux ». Coriolis (à qui s'accolera à un moment donné l'expression « ma belle chienne de Trace », je pose ça là, faites-en ce que vous en voulez) est l'objet de bon nombre d'attentions lourdingues et joue le rôle de la nouvelle mignonne à « l'enfantine grâce » (enfantine, mais avec des seins qui ne cessent de se manifester allant jusqu'à « étincel[er] en silence pour Caracole ») sur lesquels ils sont nombreux à baver tandis qu'Alme prend cher une bonne partie du roman (je ne vais même pas citer les propos qui sont tenus à son égard, mais j'ai été choquée par le mépris de ses « camarades »). Enfin, Callirhoé est la victime d'une scène à la violence inouïe psychologiquement qui aurait pu avoir l'avantage de cristalliser des tensions, des dissensions, des émotions dans la Horde si on ne passait pas si rapidement dessus. À mes yeux, tout cela a vraiment contribué à égratigner l'image de la Horde. (Et quelques femmes croisées en route ne seront pas pour leur reste…) Seule Oroshi, l'érudite aéromaîtresse, est respectée et écoutée (et se trouve être l'un des personnages principaux) et parviendrait presque à s'extraire des deux cases « mère ou pute » si ce n'était cette fin…
Ainsi, que Golgoth soit rude, qu'il est un problème avec à peu près tout le monde, qu'il ne soit pas très stable, c'est une chose, mais sa violence sexiste m'a lassée tout comme ses insultes homophobes : sa virilité n'aurait-elle pu s'exprimer autrement qu'à coup de « fiotte » et de « tafiole qui tremblote » ? Il n'est cependant pas le seul visé et même les personnages que j'ai préférés ont su me refroidir par des paroles misogynes (sauf Steppe, peut-être… et peut-être parce qu'il ne prend pas suffisamment la parole pour en avoir le temps comme l'avait justement souligné Alberte !).
Au risque de m'attirer des foudres, je dois bien avouer que d'autres éléments n'ont pas su me convaincre du tout.
Le récit s'écrit comme un texte à trous, sautant des jours, des mois, voire des années : un choix parfois déroutant, souvent frustrant quand, comme moi, on aimerait tous savoir et les côtoyer constamment, mais le récit se complète dans notre tête. Et jusqu'à la fin, des mystères perdureront, ce qui, d'une certaine manière, colle avec la tonalité du roman. de même que cette sensation étrange, parfois, de ne pas tout interpréter intellectuellement ce qui était amené dans l'histoire, mais d'en comprendre néanmoins l'idée de manière plus viscérale, d'être face à des passages que je n'aurais pu expliquer mais qui faisaient sens malgré tout.
Sauf que j'ai parfois eu l'impression que
Damasio se regardait écrire et se complaisait dans tes passages pseudo-philosophiques à rallonge et certaines scènes dans la seconde moitié du roman m'ont crispée lorsque la jeune Coriolis pose des questions et qu'elle se fait rembarrer avec mépris par Oroshi (« J'espérais que tu avais au moins compris cela. », « Tu ne veux pas mûrir, tout simplement ? »…) alors que ses questions amènent malgré tout des réponses. Des réponses qui semblent autant adressées à nous qu'aux hordiers, d'où l'impression de me faire insulter en même temps qu'elle. Or, dans la vie, je prône plus de Coriolis avouant son ignorance en ayant la curiosité de comprendre et moins d'Oroshi/
Damasio étalant leur supériorité intellectuelle ! Comme le formulait Alberte, il y a parfois un manque d'équilibre entre des scènes un peu cryptiques suivies de passages plus didactiques pour les lecteurices à la traîne et les boulets du fond de la classe.
Si le bout de la route de certains protagonistes a su me toucher, je reste quelque peu froide devant ce message de dépassement de soi permanent. Les personnages vont au bout de leur quête – quête lié au contre et à l'origine du vent, mais aussi et surtout quête d'eux-mêmes –, quitte à brûler, soit, mais il y a un petit côté moralisateur qui donne l'impression que ne pas tout remettre en jeu chaque jour est une faiblesse, que ne pas se dépasser sans cesse fait de nous un·e abrité·e mollasson·ne, que seule compte l'ambition. Se dessine un sous-texte à la fois jugement et développement personnel (« c'est le chemin qui compte, pas le voyage », « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », etc.) qui ne me plaît pas. Peut-être que je surinterprète – et je ne doute pas que tout le monde ne sera pas d'accord – mais c'est ainsi que je l'ai reçu.
Et pour terminer, sans être réellement frustrée par l'issue du roman (nous anticipions une immense déception avec une véritable non-fin, donc nous étions un peu préparées à tout), je l'ai néanmoins trouvée un peu rapide pour la partie touchant à un certain scribe, un petit goût de survolé à ce niveau-là.
Roman culte, entre fantasy et science-fiction, aussi enthousiasmant pour certaines facettes – sa langue, sa construction, des scènes géniales – qu'exaspérant sur d'autres – son sexisme écoeurant, ses conseils philosophiques. Je ne vais pas mentir : la misogynie est, à elle seule, l'écueil sur lequel s'est fracassé mon engouement pour cette lecture. J'ai passé un bon moment, c'était original et prenant, mais le sexisme élevé à ce niveau-là, c'est rédhibitoire.
J'ai lu un roman de
Damasio, je ne le regrette pas, mais je doute fortement de retrouver cet auteur à l'avenir : il est peut-être culte, mais j'ai envie de trouver d'autres valeurs dans mes lectures futures.
(Et félicitations à celles et ceux qui auront contré jusqu'au bout de cette chronique.)
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