Pour moi le génie est toujours accidentel, c’est comme une erreur d’aiguillage, c’est toujours mal vu au début. Et on se fout de ce que pensent les autres. Mais c’est pas facile d’être une erreur d’aiguillage dans une cité HLM d’Airdrie. Alors que tous les autres gens sont des ratés, d’une certaine manière ! Mais des ratés qui veulent entrer dans le droit chemin à tout prix. Ils veulent leur joli four, leur cuisinière et leur machine à laver. Une couette à la place de leur sac de couchage. Leur putain de baraque en béton avec quatre fenêtres. Leur voiture de merde. Leur aspirateur. Un boulot comme une condamnation à vie. Une télé grand écran dans le salon. Se lever à six heures du mat’ quand il fait encore nuit. Et en prime, ils veulent qu’on les respecte. D’être dans le droit chemin. Comment peut-on respecter quelqu’un sous prétexte qu’il est dans le droit chemin ?
. J’ai souffert de troubles mentaux toute ma vie. Mais rien que pour l’aspect créatif, ça vaut le coup. Il s’exprimait d’une voix douce, légèrement distante. C’est un fou, ai-je pensé, un doux zinzin. Son problème, c’était la mémoire. Il n’en avait aucune, ou très peu, enfin disons que ses souvenirs étaient cachés, occultés par les produits chimiques et l’eau, en particulier, on lui avait diagnostiqué de l’eau dans le cerveau, si bien que l’instant présent était systématiquement balayé, les détails de son quotidien épars comme les débris d’un bateau dans la tempête. C’est mon journal de bord, a-t-il déclaré en feuilletant ses notes, ces pages entières d’instants reconstruits après la catastrophe. Puis il a désigné le volcan. Et c’est là que vivent les souvenirs.
J’ai pas pu fermer l’œil la veille. Ça me fait toujours le même effet quand j’ai le trac. J’avais peur qu’il trouve mes questions banales. Je dormais sous une lucarne dans le loft de mes parents, juste à côté d’un radiateur où mon chat, que j’avais baptisé Cody en hommage au personnage de Neal Cassidy dans Visions de Cody (et dont l’image me revient d’un seul coup tel un puzzle fantôme avec ses gros yeux de hibou qui me fixent à travers les brumes du passé), venait s’enrouler au creux de mes jambes. Près de mon lit, j’avais une bibliothèque remplie de bouquins, je me faisais ma propre éducation littéraire à la dure, un peu comme de dormir nu dans les bois si on veut, Philip K. Dick, Christopher Lasch, Albert Camus, H.P. Lovecraft.
Je l’ai fait pour Memorial Device. Je l’ai fait parce qu’à un moment donné, alors que rien ne semblait possible, tout le monde s’est mis à tout faire, à lire, écouter, écrire, créer, coller des affiches, prendre des notes, tomber dans les pommes, gerber, répéter encore et encore dans des pièces sombres et dépourvues de fenêtres à deux heures de l’après-midi comme si l’avenir était à portée de main et qu’il valait mieux se tenir prêt le moment venu. Tout ça appartient déjà au passé, désormais. Alors voilà pourquoi je l’ai fait, si vous voulez tout savoir.
Mon patron était un abruti, je vais pas prétendre le contraire. Quand j’ai rempli le formulaire d’embauche il me l’a pris des mains pour se le coller contre sa figure tellement il était myope et il m’a dit c’est bien, ça, vous écrivez proprement. Pour lui, c’était le seul critère. L’unique manière d’évaluer un futur employé potentiel. Et j’écrivais pas si proprement que ça, j’avais une écriture de cochon en réalité. J’étais incapable de me relire moi-même. Je vais être comme un coq en pâte ici, je me souviens m’être dit. Je vais bien me la couler douce.