J'ai un problème avec les bouquins de del Socorro. Celui-ci est mon 3e. J'ai trouvé le 1er très passable, le 2e carrément médiocre, et je n'ai pas aimé celui-là non plus. Mais alors, pourquoi continuer ? Bonne question.
D'abord, parce que je les ai achetés avant de découvrir ce "problème", l'éditeur pratiquant souvent des rabais importants en numérique (ce qui est une très bonne chose que d'autres devraient copier !) – il en reste encore un dans mon escarcelle, d'ailleurs, "
Je suis fille de rage". Ensuite, parce que sur le papier, j'ai bien des raisons d'apprécier ses bouquins. Sa façon d'envisager la fantasy d'abord, discrète, pas envahissante. Sa façon d'envisager le roman historique, ensuite, très documenté (j'y reviendrai), et sa manière d'envisager le mélange des deux enfin, qui me paraît une excellente idée.
Seulement voilà, un livre c'est aussi une histoire, une cohérence interne, des personnages, une ambiance, un style, et de ce côté-là, force est de constater que décidément, il n'y a pas grand-chose qui me convienne dans le travail de cet auteur.
Ça commence pourtant pas trop mal, par l'enfance d'un frère et d'une soeur jumeaux morisques de Grenade – ces musulmans qu'on a obligés à se convertir au christianisme après la Reconquista.
C'est intéressant, on apprend pas mal de choses sur un sujet peu exploité, même si déjà pas mal d'informations sont plaquées, ce que l'on retrouvera davantage encore dans la partie qui se déroule à Montpellier (énumération de TOUTES les églises, pfiou, et de toute la liste des ouvrages de médecine médiévaux, par exemple...) L'auteur aime aussi plaquer des
poésies d'époque, de
Ronsard,
Rabelais ou
Du Bellay, en les mettant assez artificiellement dans la bouche d'un de ses personnages.
Du côté des moeurs des héros, on bâille d'étonnement. le frère et le soeur découvrent l'amour physique ensemble, avant de se révéler tour à tour homosexuels. Que de violations d'interdits pour des gens censés être restés farouchement musulmans malgré l'interdiction, mais j'imagine qu'il s'agit là de la "caution queer" du bouquin, et je l'avais déjà remarqué, del Socorro est un grand spécialiste des "cautions".
Ainsi en est-il de la "caution égalité hommes femmes" : Rufaïda est révoltée parce qu'elle ne peut pas être médecin, mais juste chirurgienne barbière, contrairement à son frère.
Caution "droit à l'avortement", aussi : une femme se fait exécuter parce qu'elle a abandonné son enfant à la naissance. Il fallait "lui rendre le choix qui n'appartient qu'à elle", brandit l'auteur par la voix d'un autre personnage.
Caution "le féminicide c'est pas bien", aussi, avec cette remarque cousue de fil blanc : "Nul besoin de religion : les hommes se suffisent à eux-mêmes quand il s'agit d'assassiner des femmes".
Tout cela est très joli, et bien évidemment, je souscris à tout. le seul problème, c'est que c'est totalement anachronique.
Alors on me dira sans doute que c'est assumé. Peut-être. D'ailleurs, l'auteur ne peut pas ignorer qu'au XVIe siècle, une femme ne pouvait pas être "chevalière", ni capitaine de mercenaires, ni soldate dans une troupe de tercios espagnols.
Les romans de del Socorro seraient-ils alors des sortes d'uchronies qui ne disent pas leur nom, avec des femmes dans des rôles qui leur étaient interdits, et des revendications en avance sur leur temps ?
Si c'est le cas, il faudrait au moins prévenir le lecteur, d'autant que ça semble complètement paradoxal avec la bibliographie longue comme un jour sans pain affichée en fin de volume, et son souci du détail historique.
Peut-être devrait-il faire comme
Jaworski et transposer l'histoire dans un véritable monde de fantasy, où tout lui serait permis.
Enfin, si malgré tout ça, l'auteur avait le style, la gouaille, et pour tout dire le talent du susnommé, autre grand spécialiste de la "torsion de l'Histoire" à sa propre manière, tout ou presque pourrait être pardonné.
Mais nous en sommes à mille lieues. Tout semble narré "de loin". Les rébellions sont expédiées en cinq lignes, le récit n'est pas "habité". La narration est d'ailleurs factuelle, dénuée de style, et quand il essaie de tirer sur ma corde sentimentale, il ne réussit qu'à me sembler naïf ou larmoyant.
Je ne m'étendrai pas sur les incohérences internes, qui sont nombreuses malgré le caractère assez court de ce livre (normal puisque tout y est survolé)... le final à Marseille tombe comme un cheveu sur la soupe : on se demande ce que les deux jumeaux viennent faire dans cette galère, si ce n'est justifier leur (faux-) raccord avec "Royaume de vent et de colère" que vous êtes d'ailleurs plus ou moins censé connaître pour comprendre toutes les allusions. En ce qui me concerne, je l'avais lu mais globalement oublié, ce qui m'a posé quelques difficultés.
Le bilan est sévère, mais il est à la hauteur de ma déception.
Les bonnes idées ne suffisent pas à faire un bon livre.