Mais une telle posture ne va pas sans une certaine ambivalence car, porteurs d’un univers qu’ils ont eux-mêmes créé dans la puissance de leur singularité, ces artistes, à travers notamment le motif du don (de soi), revendiquent un lien direct avec le public. Un contact « pur » qui n’en passerait par aucune médiation, aucune dimension d’interprétation, de comparaison, de mise en perspective. Or ils multiplient, dans leurs œuvres, les marques de l’incorporation et de la valorisation des normes des mondes de l’art et spécifiquement de l’histoire du champ théâtral. [...] Ces créations témoignent donc d’un savoir sur le monde de l’art et de nombreuses références culturelles à travers une « intertextualité » ou une « interdiscursivité ». Nous sommes pourtant moins en présence d’une « interthéâtralité », comme on pouvait la rencontrer dans les relectures du répertoire et qui impliquait un certain échange avec le public, que face à des marques affirmées de la singularité d’une œuvre, d’un univers créateur, d’un artiste. [...] Leur décryptage n’est pas guidé par l’œuvre ni par l’artiste qui efface toute idée de référence derrière les motifs de la liberté et de l’absolu mystérieux de l’inspiration. Le récepteur se trouve ainsi « abandonné » à la liberté, non moins absolue, d’interprétation.
Or le monde théâtral professionnel s’accorde dans l’ensemble sur la difficulté à transmettre aujourd’hui un « théâtre de texte », contemporain s’entend, à un large public. L’évolution culturelle de nos sociétés, qui est de plus en plus fondée sur l’image [...], sur une accélération générale des rythmes et sur des logiques fragmentaires ou elliptiques, rend problématique la question du texte au théâtre. Mais surtout, cette évolution culturelle renforce la minoration sociale du théâtre, art archaïque parce que vivant, dont le rythme et les formes ne semblent guère pouvoir être indéfiniment ajustés aux structures dominantes des imaginaires d’aujourd’hui.
En un sens, Jan Fabre semble avoir réussi à adapter le Festival à la figure d’artiste qu’il représente. Il a contribué à ébranler la norme, chère à Jean Vilar, selon laquelle l’artiste se place au service de l’œuvre et celle-ci au service d’un « théâtre populaire ». […] Ainsi, au-delà de la dualisation générée par l’opposition entre un théâtre de texte et un théâtre d’image, c’est bien une lutte pour la reconfiguration du champ théâtral – et, en son sein, du monde théâtral français – qui est en jeu.
Jan Fabre […] a maintenu une distance à l’égard du public tout en reflétant, dans plusieurs de ses propos, une conception spécifique du spectateur : « certains ont eu l’élégance de me défendre contre la presse. C’est ça, le public de l’avenir. Et cela prouve que les spectateurs ne sont pas tous sous l’influence exclusive de la presse. » La position façonnée ici par l’artiste sous-entend que, pour ce dernier, ni la presse en général ni le public en général ne constituent des enjeux. Ce qui intéresse Fabre est seulement cette part d’ « aficionados » qui le défendent, cette partie du public conquise qui représente bien moins des interlocuteurs que des admirateurs.
En 2005, Jan Fabre est artiste associé à Avignon et l’exclamation « qu’est-ce qu’on vous a fait ? » d’une spectatrice du LIXe Festival, si souvent citée par la presse, reste sans doute l’emblème d’un festival qui a suscité de nombreuses et diverses réactions. La colère, l’ulcération ont pu être adressées directement au plateau et, tandis qu’une frange de spectateurs sortait parfois bruyamment d’une salle, ceux qui restaient marquaient leur enthousiasme presque aussi fortement. Il est pourtant devenu assez rare au théâtre de voir une partie du public manifester ouvertement son opposition et son rejet. Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, l’art théâtral s’est en quelque sorte « sacralisé » et les conditions de sa réception se sont transformées. Du spectateur, on attend désormais qu’il accueille le travail en cours sur le plateau dans le silence et le respect et, au fond, qu’il se mette d’abord en question avant de douter de ce qui lui est présenté. C’est bien en regard de cette norme – que l’on peut parfaitement dater – que Bruno Tackels commente la réaction d’une partie des spectateurs lors de l’édition 2005 du Festival d’Avignon : « Comment expliquer que cette année, le code minimal du rapport au public / plateau se soit trouvé rompu à plusieurs reprises ? »