Voilà ,je viens de refermer la dernière page de "
Cher Connard" de
Virginie Despentes et je suis toujours en vie. Oui , je le dis , bien vivante ! Je tiens à le préciser car je me suis demandé si en vue de la haine ambiante autour de ce livre , des fous furieux au verbiage fleuri comme j'en ai lus des tonnes n'allaient pas m'agresser par derrière tout en m'insultant de "sale féministe de merde islamogauchiste ". Je n'étais pas à l'abri non plus d'une donzelle qui aurait également pu me vider une canette de bière en pleine tête en hurlant " C'est une honte de faire la publicité d'une sale alcoolique vulgaire et sans talent qui défend des terroristes " ! Vous savez comme tous ces gens qui dénonçaient leurs voisins en des temps obscurs sans une once de réflexion voire même un éclair de discernement. J'ai pensé aller bouquiner en toute sécurité devant les locaux de Télérama ou des Inrocks mais j'habite un peu loin… Mais c'est une évidence , ca devient limite plus dangereux que d'ouvrir un
Houellebecq qu'on comparait à Celine ! Allez savoir pourquoi… On prend des risques extrêmes à lire aujourd'hui… D'ailleurs je me demande si me procurer prochainement "Guerre" de ce "facho" de Celine ne va pas être problématique également , sait-on jamais dans l'ambiance actuelle , un nerveux ou une nerveuse pourrait me le faire regretter , pas un(e) illettré(e) , ni un(e) opprimé(e) , non non , juste un(e) tocard(e) qui viendrait de s'énerver sur Twitter au sujet d' une guerre entre Booba et les influenceuses ou un(e) bien pensant(e) limité(e) , bref une personne à l'encéphalogramme plat à qui parler de l'art et de l'homme n'évoquerait pas grand chose tant il /elle serait embourbé(e) dans sa triste lobotomisation crasse. Oui la société est ainsi , C'est noir ou blanc , pour ou contre , pas un pet de nuance , chacun met son grain de sel sur tout et sans compétence aucune , les rouages d'une machinerie de la pensée totalement abrutie par un néant abyssal du savoir. La preuve , combien sont-ils à descendre un livre qu'ils n'ont pas ouvert ! Seul un titre est maintenant un gage de valeur : "misogyne ou vulgaire " " elle n'écrit que de la merde" , " crade et saoularde" … Mais qui sont ces gens ? Les habitués d'Instagram ou Tik Tok et autres applis abritant les décérébrés qui fabriquent la violence verbale de masse ou ceux qui se drapent dans une fausse dignité arrogante préfabriquée au gré des courants de pensée anti-gauchiste du moment oubliant cependant la définition de " liberté " ou de " pensée" ? Peut-être les deux. Clairement la forme est là , mais le fond ? Vide. " j'aime , j'aime pas ". ils ont déjà un pied dans le métaverse , ne s'expriment que le pouce en l'air ou en bas , le fond est facultatif , la critique inexistante. Tout sonne creux.
"Le militantisme sur Internet c'est le fanatisme à l'état pur : une fois que les gens sont convaincus d'être du bon côté de la morale, ils jugent décent d'égorger l'adversaire." [
Virginie Despentes ,
Cher Connard]
Forte résonance…
En quoi ce début de chronique a un rapport avec le livre?
C'est limpide. Ils ou elles sont "
Cher Connard" , ils sont ces pigeons qui chient sur les épaules en passant , ce qui me permet d'être dans le vif du sujet depuis le début sans oublier le plus ironique, ils servent et donnent toute légitimité à
Virginie Despentes en étant finalement tout ce qu'elle dénonce et tout ce qu'ils (paradoxalement ) exècrent : la violence. Qui ose alors encore dire qu'elle est totalement à côté de la plaque ? Merci Messieurs , Mesdames , vous n'avez fait qu'étayer ma lecture , quant à servir d'étendard afin de prouver qu'elle est intégralement ancrée dans la réalité , n'abusons pas , je le savais déjà . La bonne nouvelle , c'est que Despentes est profondément humaine dans toute sa colère en plus d'être clairvoyante , de ce fait , faire le dos rond et laisser pisser reste la meilleure option. Nous ne sommes pas obligés de tous nous aimer après tout , cela dit je reste dans le camp des objectifs et de ceux qui écoutent , le camp de ceux qui ont le cran de dire ce qui défrise un petit monde et surtout , celui qui est capable d'entendre une opinion contraire à la sienne ,d' accueillir un discours étayé sans jugement hâtif. Je reste dans le camp des créateurs et des vecteurs de vie , de ceux qui insufflent des élans et provoquent un mouvement. Je reste , enfin , dans le camp des communicants et de la rébellion face à l'immobilisme et au sectarisme, je reste profondément
Virginie Despentes et son "
Cher Connard". Ne pouvant développer tous les sujets évoqués , j'ai privilégié ce qui m'a le plus parlé et surtout ce qui glisse sur la page instinctivement, ce qui m'habite et me brûle les doigts.
Alors je lis tout ce qu'elle a à dire au sujet de l'addiction :
"Quand on se défonce , c'est qu'on ne veut plus entendre parler ni de soi , ni des autres .C'est oser dire la vérité. Je ne t'aime pas , et je ne m'aime pas non plus. C'est toute ta lignée , c'est ta langue , c'est ton peuple , c'est ta terre qui est en cellule avec toi"
Des drogues au téléphone portable , des jeux débiles en passant par les réseaux sociaux , je me demande ce que nous fuyons dans cette société pour continuer ce que nous savons néfaste sans parvenir à s'en détacher. Sans doute la fuite de l'absurdité , le constat des illusions perdues , une certaine nostalgie des choses passé la quarantaine , un manque d'inspiration peut-être anesthésié , un désordre interne qu'on ne nomme pas et qu'on ne veut surtout pas remuer , cette violence envers nous-même que nous crachons sur autrui afin de mieux s'en délester. Un mal être .Un vide assourdissant. Un appel à l'aide. Une noyade programmée dans les abysses du fictif. Tout ca porte un nom :La tristesse.
Je lis ce qu'elle a à dire au sujet de MeToo:
"[Zoé Takana ]Tout allait bien avant que tu l'ouvres"
Oui tout va bien quand le corps est à disposition et qu'on ferme sa gueule. Tout va bien quand l'attentat interne reste discret. Tout va bien quand même des femmes expliquent à des victimes que tout ca a toujours existé et qu'elles s'en sont arrangées avec dignité. Bullshit ! Je ne veux plus de cette société du patriarcat , je ne veux plus être muselée et faire partie d'un monde d'hommes. Je ne veux pas me taire . Je ne veux pas faire partie de cet ordre établi. Je veux disposer de mon corps librement. Je veux que la honte change de côté. Je veux l'abolition du privilège machiste. Je ne veux plus qu'on confonde hystérie et détresse , je veux que plus aucune femme hurle en silence. Je veux en finir avec ce " on ne savait rien , on a rien entendu" de la part des hommes qui tous , ne chassent pas mais restent de fait solidaires en faisant semblant d'être aveugles. C'est l'heure ou le temps des dominées est révolu , la dignité a évolué , la respectabilité change de camp , la réserve s'effondre , les rangs des dominants doivent vaciller. Quant à vous messieurs qui vous dites féministes , peut-être pourriez-vous plutôt vous occuper de l'émancipation masculine et nous laisser la lutte du féminisme...A chacun ses armes parce qu'au fond ce que nous entendons en sourdine c'est " Ce que vous dites , nous le comprenons ,mais ne vous libérez surtout pas de vos chaînes , vous risqueriez de briser les nôtres dans le mouvement". Un discours de chienne de garde ? Loin de là , comme le souligne Despentes " Je vous aime les garçons , certains d'entre vous ont fait mon bonheur[…] Je vous comprends , je vous entends , MeToo ca vous est tombé dessus comme une sale surprise. Vous allez vous habituer…" Je ne peux pas mieux dire.
Je lis ce qu'elle a à dire au sujet de l'enfance:
" [ Oscar] Ma fille , qu'est ce que je sais de la vie qu'elle aura ? Plus le danger réel auquel on les expose est grand , plus la protection qu'on exerce sur eux est méticuleuse , c'est paradoxal. Cet écart à quelque chose de grotesque".
Oui , la surprotection commence là ou la liberté de nos jeunes n'existe plus. Qui aujourd'hui pourrait dire qu'il a eu la même jeunesse que ses enfants ? Les sorties à la journée en vélo , les heures où l'on restait à la maison sans parents , cette habitude de se débrouiller seul , de rêver sans entrave , de connaitre les effets de l'échec , de savoir ce qu'est tomber , de se relever , de se construire. Aujourd'hui à la moindre raison qui déroge d'un mode d'éducation établi , c'est le psy qu'on appelle , c'est la grande ruée vers les tests pour tenter de faire rentrer dans les clous sa progéniture. C'est la société parentale de surveillance poussée à l'extrême quand en même temps on refuse au nom de la liberté individuelle les caméras de surveillance dans nos rues. C'est l'enfant roi conditionné à rentrer dans les rails d'une époque , adieu les rêves , ils sont remplacés par la loi du marché , formatés par les réseaux et dépourvus d'initiatives. Qu'est ce qu'on a foiré ? Peut-être juste le fait d'avoir oublié ce qu'était être un enfant. Ou peut-être "le fait de les avoir convertis en accessoires essentiels pour la bonne image de leurs géniteurs. "
Je lis ce qu'elle a à dire au sujet des classes sociales :
"[Oscar] "- Tu vois que t'aimes ca le luxe salope de pauvre" "Je l'aime bien , leur luxe mais j'ai toujours l'impression qu'ils ont besoin de vérifier encore et encore qu'ils font envie au reste du monde .C'est pour ca qu'ils ont besoin de créer autant de mystère. Pour être sûrs qu'on les envie parce que sans l'envie du pauvre , le bonheur du riche n'est pas incomplet : il est anéanti"
L'exception de la réussite dans les hautes sphères quand on vient du bas , sujet pas si tabou mais d'une violence inouïe. Un entre soi qui jamais n'oubliera de signifier d'où l'on vient pour préserver les élites d'une tâche qui s'est probablement perdue. le talent n'existe pas quand on est prolétaire , on est "exotique". le lieu de naissance définit qui nous sommes et c'est en jouant la carte de la
soumission qu'on peut espérer une intégration. Me viennent alors 2 questions. Combien de temps les salopes de pauvres vont endurer ce mépris ? Et en même temps combien êtes vous à être prêts à baisser votre pantalon pour une part du gâteau ? Les réponses sont "longtemps" parce que vous seriez "beaucoup." Longues vies aux hautes sphères dominantes , "c'est fascinant de cracher plutôt sur des "pas trop haut" , sur celui qu'on pourrait être mais pas ceux qui sont vraiment à l'abri"
Ne croyez pas que je glorifie
Virginie Despentes ni que je prends une carte d'un parti politique quand je lis , je tente d'extraire le meilleur ou du moins ce que j'estime être le plus sensé dans une pensée , c'est cette liberté que je défends. Elle sait me heurter comme me fasciner , j'ai grandi avec "
King Kong Théorie "elle a été une révélation , oui , elle mord parfois de travers bien que j'aime également "
Mordre au travers " , m'a fâchée avec "
Apocalypse bébé " , séduite avec "
Vernon Subutex" , m'a fait sortir de moi lors de discours qui bien que virulents ne méritent ni justification ni célébration ,c'est juste un droit fondamental. C'est la raison pour laquelle Despentes est importante . C'est aussi la raison de ma colère qui ne pouvait en aucun cas être éclipsée de cette chronique , la colère est LE sujet de ce livre au même titre que le courroux. L'insulter pour ce qu'elle pense et minimiser son courage d'être sincère sans chercher à plaire est m'insulter au même titre que diverses personnes, c'est salissant , j'ai donc mon droit de réponse.
La subversivité à toute sa place en littérature , dans l'art en général ainsi que dans les débats sociétaux , c'est primordial. La contradiction capitale. La liberté de pensée essentielle bien que de plus en plus fragilisée ne doit en aucun cas plier devant cet amas d'individus embroussaillés dans des prises de positions immuables. Ces mêmes individus qui s'insurgent suite à la tragédie de
Charlie Hebdo , qui brandissent " je suis charlie" tout en assassinant à leur tour une personne étant sur le même courant de pensée des victimes ,
Virginie Despentes. Mais avaient-ils déjà ouvert un
Charlie Hebdo ?Il est là le pathétisme. elle est là l' exaspération , elle est dans ce livre la bile effervescente , elle se ressent à chaque ligne l'indignation , la rage exaspérée face à l'absurdité de notre temps et devant tous ces clichés véhiculés par des incultes se repaissant de la violence nauséabonde pour exister. Mais au milieu du chaos c'est l'intelligence , le dialogue et la réconciliation qui priment dans "
Cher Connard" faisant un doigt d'honneur à tous les pigeons , c'est la faculté de
Virginie Despentes à créer cette magie qui sous fond de discordance amène les deux protagonistes de ce roman , Oscar et Rebecca , à se confier sous forme d'échange épistolaire , à mettre au dessus de tout la lumière sur ce qui reste de l'humanité : L'amour , l'amitié , les blessures , les souvenirs , la littérature… C'est aussi cette capacité à parler de tout , à aborder tous les sujets sans langue de bois par le prisme de deux personnes radicalement opposées ,un tour de force d'une grande virtuosité qui mène le lecteur dans une profonde réflexion.
Pour toutes ces raisons vous devez lire Despentes , ce livre c'est vous , c'est nous , c'est aujourd'hui , c'est demain , c'est notre société , un livre n'est pas qu'un divertissement mais aussi une arme redoutable contre les maux. Que vous adhériez ou pas n'est pas l'essentiel , on a le droit de ne pas être en adéquation ou de ne pas supporter un auteur ou ses idées , mais en connaissance de cause , avec un discours cohérent et constructif parce que c'est ca la clé de la communion , du débat et des avancées.
Sans aucun doute un de ses meilleurs romans.
Je tiens à terminer cette chronique sur cette note d'optimisme … Tout n'est pas perdu :
"Mon grand-père me nourrissait de ses conneries. Il me les mâchait d'abord et les faisait passer de sa bouche à la mienne."[
Jean-Paul Sartre.]
Bien à vous ( j' inclus les cher(s) connard(s))