La raison est « connaissance adéquate », exacte et parfaite, de toutes les causes qui nous régissent nous-mêmes comme elles gouvernent l’ensemble de l’univers. Grâce à cette connaissance rationnelle des causes nécessaires de toutes choses, nous ne subissons plus mais sommes animés d’une puissance d’être et d’agir. Nous ne nous laissons plus mener par les passions – qu’elles soient tristes ou joyeuses : « Une affection qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte. […] Une affection est d’autant plus en notre pouvoir, et l’âme en pâtit d’autant moins, que cette affection nous est plus connue2. » Connaître, c’est ne dépendre que de son intelligence – et c’est cette dépendance qui nous rend « actifs », car elle empêche que nous soyons perpétuellement ballottés par les circonstances et malmenés par les événements.
« Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre1. » Guérir ne consiste pas pour nous à faire le vide, à ne plus penser, à respirer l’air raréfié de l’instant présent que rien ne vient perturber. Ce n’est pas le bien-être que nous cherchons, mais le mieux-être ; et nous avançons pour voir si, un peu plus loin, nous ne serions pas plus à nos aises. Nous sommes sans cesse en transition, passant d’un état à un autre, entre deux changements, anticipant ce qui viendra, devançant ce qui n’est pas encore. Même satisfaits, nous sommes ailleurs, déjà à l’étape suivante, la sensation prochaine, le désir à venir. C’est notre mode d’être, et non un quelconque mal du siècle qu’il conviendrait de soigner. Sans doute sommes-nous trop souvent victimes d’occupations et de calendriers qui nous expatrient, qui ruinent et parasitent notre attention, mais l’assignation à résidence, la focalisation sur l’instant comme gage de bonheur est une aberration. Notre rapport au présent n’est jamais apaisé, stabilisé ; nous sommes déjà partis, engagés autre part.
Il y a en nous un espoir qui ne veut pas être déçu, qui nous fait voir plus loin, croire en l'incertain et tabler sur demain. L'espoir a toujours raison.
Se détendre n’est pas s’élever ; cultiver un équilibre émotionnel n’est pas l’équivalent d’une mystique. Par ailleurs, il faut préciser que la dévotion alors recommandée aux croyants n’était aucunement une fin en soi, un exercice qui se suffisait à lui-même : son utilité était de conduire à vivre d’une autre manière, autrement que sous la forme doctrinale ou liturgique, les vérités de la foi. Ce qui frappe dans cette psychologie du bonheur, c’est au contraire l’effacement d’une quelconque vérité à méditer. Plus encore, c’est la disparition même des mots. On peut comprendre le bienfait qu’il y a à éteindre pour un temps son portable et ses écrans, mais quand la vie est déjà lourde de tous les silences de nos espoirs déçus, est-ce réellement encore le silence qui peut aider à les surmonter ? Doit-on soigner le vide par le vide ? Le bonheur auquel nous nous vouons est une romance sans paroles ; il ne dit rien et ne renvoie à rien d’autre que lui. Bien qu’elle nous exhorte à l’« ouverture », cette spiritualité inédite n’ouvre sur rien – si ce n’est sur ses propres sensations.
Notre bonheur serait uniquement de saisir ce qui nous est offert, aujourd’hui, maintenant, parce que l’occasion pourrait ne jamais plus se présenter. Et nous serions alors épicuriens. Dans les deux cas, nous ne connaîtrions plus la crainte, qui est, il est vrai, indissociable de l’espoir. Parce que, précisément, il y a un risque à espérer, le plus sûr n’étant jamais garanti et l’improbable pouvant encore se produire. C’est pourquoi l’espoir est toujours inquiet, le désir insatisfait, démangeaison qui fait avancer.Le bonheur ne peut se gagner contre cette inquiétude. Il n’y met pas fin non plus, mais il en participe : nous ne voulons pas être heureux par-ci par-là, par moments, ici et maintenant ; nous espérons l’être absolument. Et c’est cet absolu qui nous taraude, c’est lui notre démangeaison inguérissable, qui fait de la tranquillité une utopie. Ne croyons pas que cela revient à dire dans un soupir un peu désabusé : « Un jour viendra… » L’espoir n’est pas passivité. Des esprits sérieux et matures objecteront que c’est prendre ses rêves pour la réalité.
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(Et un immense merci à Laurence Devillairs pour ce chaleureux témoignage de soutien)
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