C’est ce « Tout solidaire » et fluide que Hugo résume si bien dans un seul vers des Contemplations :
« À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond. »
Comme souvent, Victor Hugo regarde un mot français à partir de son usage latin. Il pense donc l’immanence selon le verbe immanere, qui signifie rester, demeurer. Mais le poète regarde aussi l’adjectif latin qui se trouve juste à côté, dans le dictionnaire : c’est le mot immanis, qui signifie l’immense, le trop vaste, le monstrueux, le prodigieux, l’âpre et le farouche, bref, tout ce que Hugo prête justement aux « forces obscures » de la physis comme de la psyché, de la souveraine tourmente naturelle comme des perpétuels tourments de l’âme.
Il y eut d’autre part chez Hugo, comme chez nombre de poètes et de grands artistes, une sorte d’intuition philosophique qui le menait d’un seul geste au problème juste : il n’avait sans doute pas remarqué que l’énoncé de l’immanence, chez Spinoza, va de pair avec un vocabulaire de la fluidité (effluere) et du pli (complicare, explicare), mais il n’en fit pas moins du monde un grand tumulte de fluides et de plis. (pp. 88-89)
« La vague est un problème extérieur, continuellement compliqué par la configuration sous-Marine. » [Les Travailleurs de la mer*]
La vague sans cesse extravague. Elle est « errante et souple », façon de nommer sa fluidité absolue. C’est un « chaos »pour trembler, mais ce sera un « ordre » pour penser. Lorsqu’elle est « énorme », Hugo la fait rimer avec le mot « informe ». Mais elle ne manque jamais à la fin, d’imprimer délicatement ses formes froncées sur chaque coquillage qu’elle rejette sur la grève « avec un bruit vague » ... La vague — qu’il faut comprendre dans sa durée propre, dans son mouvement d’amplitude quasi sculpturale puis d’évanouissement dans le milieu océan — serait donc entre l’informe et la forme. Hugo affirme, on s’en souvient : « L’indescriptible est là [...], impossible de se le figurer. [...] Pas plus que l’immanence de la création, le travail dans cette immanence n’est imaginable.*»
Que fait l’artiste devant l’indescriptible ? Il fait mieux que décrire. Que fait-il devant l’inimaginable ? Il imagine quand même, et un peu plus encore. Il trouve tous les biais pour se retrouver dans l’œil de « la » cyclone, c’est à dire au centre du problème. La vague est insaisissable ? Qu’à cela ne tienne, le poète véritable sera vague et fera des vagues.
...
Être vague, faire des vagues : autre façon de dire la poétique de l’immanence qui caractérise toute cette œuvre. Quand Hugo dit « je travaille », il explique qu’il prend « du papier sur [sa] table, une plume », et qu’avec de l’encre il « songe » — « Je fais ce que je puis pour m’ôter du mensonge » —, afin que surgisse « le gouffre obscur des mots flottants ». Comme si travailler équivalait, strictement, à faire monter en soi (par la pensée flottante, par l’encre marine, dans la plume aérienne et jusque sur le papier lui-même) le travail de la mer. Et quand il appréhende le futur de sa tâche, le poète écrit : « Le travail qui me reste à faire apparaît à mon esprit comme une mer, [un] entassement d’œuvres flottantes où ma pensée s’enfonce », entassement qui aura fini par prendre Océan pour titre générique. Plus encore, l’activité artistique — activité rythmique par excellence, sismographique ou « barométrique » —sera éprouvée par Hugo comme une mer en tant même que mouvement d’immanence :
« L’art, en tant qu’art et pris en lui-même, ne va ni en avant, ni en arrière. Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau, utiles au mouvement humain [...]
La poésie est élément. Elle est irréductible, incorruptible et réfractaire. Comme la mer, elle dit chaque fois tout ce qu’elle à a dire; puis elle recommence avec une majesté tranquille, et avec cette variété inépuisable qui n’appartient qu’à l’unité.
Cette diversité dans ce qui semble monotone est le prodige de l’immensité.
Flot sur flot, vague après vague, écume derrière écume, mouvement puis mouvement [V. Hugo: William Shakespeare, 1964].» (pp. 101-103)
La vague hypocondriaque - extrait.
Georges Didi-Huberman vous présente son ouvrage "Faits d'affects. Vol. 2. La fabrique des émotions disjointes" aux éditions de Minuit. Entretien avec Jérémy Gadras.
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