La proposition d'émancipation est constante chez
Georges Didi-Huberman. Cela va au-delà de la recherche du savoir. Savoir le temps, le lieu, le nombre, savoir l'horreur. Oui, savoir. Mais comment se rendre en capacité de le formuler. de le dire. de pouvoir dire par un vouloir dire. Comment imaginer, s'il n'y a pas la volonté d'imaginer ? Comment activer la volonté ? La volonté de savoir.
Parler, dire, communiquer, donner forme, rendre corps au lieu, au temps, au nombre. Malgré tout.
Malgré le lieu, le temps, vécu malgré soi. Alors volonté. Acte de libération, acte d'émancipation. Lettre à Lazlo Nemes. Lettre à un jeune réalisateur. Dont le film « Le fils de Saul » sort en ce mois de novembre 2015 sur les écrans français. Il est toujours difficile de donner voix, corps, nombre, lieu à ce qui concerne, se rattache, touche au génocide dont furent victimes de nombreux peuples et communautés durant la seconde guerre mondiale. Difficile parce qu'il faut y faire face. Difficile parce que notre communauté européenne lui est contemporaine.
Difficile dès lors que l'on sort du cadre du témoignage. Mais l'histoire nous est à présent confiée. le temps du témoignage sera dans quelques années clos parce que les survivants ne seront plus là. Il restera les livres, les enregistrements. L'histoire, l'écho de l'histoire continuera. Il faut en parler, l'exprimer. Il faut comme le rappelle l'auteur dans son livre « essayer voir » en écho aux écrits de
Primo Levi que l'art, la poésie, la raison nous aide à « déchirer » le lieu où ils ont été bannis. Déchirer pour donner passage au regard. Voilà pourquoi le cinéma, art de l'image, du mouvement de l'image, là où les images justement « prennent vie », le cinéma doit prendre ce risque, le porter, se soumettre et nous soumettre à cette épreuve. Et que nous puissions en parler, parler pour nous souvenir, bien sûr nous souvenir de ceux qui ont été engloutis dans la gueule de la bête immonde, mais nous souvenir nous rappeler ce qui a fait que malgré tout, ont subsisté des lueurs d'humanité. Ces lueurs ont pris bien des formes, mais toutes ont eu valeur d'actes de résistance, de différentes façons, de mille façons. C'est de cela de cette lueur qu'il convient de nous parler. Nous rappeler à l'ordre des lueurs. « Le fils de Saul » a provoqué une urgence pour l'auteur. L'urgence qui prend corps dans cette lettre. « À hauteur d'homme, à distance d'homme, » et donc à « égale distance ».
Voilà sans doute pourquoi ce film est à la fois l'épreuve et l'espoir.
Parce qu'à travers le le choix d'un objectif de 40 mm il nous fait vivre à la dimension de l'humain, parce qu'il nous place à ses côtés.
Pas de plan large, pas de plan qui surplombe, nous ne sommes pas du côté des miradors, pas du côté des chiens, des non-humains, nous nous tenons, grâce à celui qui porte la caméra sur l'épaule, comme Saul porte son fils, il nous tient, à travers son mouvement, son rythme, ses angles, ses bruits, sa peur, sa panique, son silence, il nous tient à côté de Saul.
Nous sommes acteurs et non voyeurs.
Nous devenons voyants. Et de voyants il nous revient à notre tour le devoir de témoigner.
Parce que le regard du cinéaste est celui de Saul, il est celui de celui qui se tient aux côtés de Saul.
Et notre regard est sur l'épaule de celui qui porte la caméra. Notre regard est le fils de Saul, il est Saul, il est l'égal regard. A la hauteur de l'humain.
l'auteur dit également la valeur de ces images. Ce que voient, ce que vivent, ce à quoi doivent survivre Saul et ceux qui se tiennent à ses côtés. Ce qui ne peut se dire en ce lieu, en ce temps. Qui ne trouve pas d'expression comme le visage de Saul. Une parole, un visage pétrifié. Alors ce film l'auteur choisit de lui accorder la valeur d'un conte – parce qu'il est et n'est pas fiction, qu'il n'appartient pas au rêve, qu'il n'est pas invention mais création - un conte comme un récit qui a valeur d'histoire commune, de passeur de mémoire. Un conte. Qui contient l'âme d'un peuple, d'une communauté, d'une humanité. Un conte et non une fable. Un conte comme une image qui nous fait « sortir du noir », un conte comme une lueur sauvegardée, conservée, transmise. Il y a beaucoup de symboles dans ce film. L'enfant mort, l'homme qui porte l'enfant, le fleuve, le franchissement du fleuve, beaucoup d'images venues de nos plus anciennes humanités.
Orphée, Moïse. Les voix sont là. Pour ma part je vois également Antigone, je vois la vallée des Rois. Mais Négatif d'images. Alors Sortir du noir pour voir. Voir la réalité de l'image.
Oui un conte. « Il ressemble à ces graines enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu'à aujourd'hui leur pouvoir germinatif. » (Le conteur réflexions sur l'oeuvre de
Nicolas Leskov).
Un conte, une épreuve, qui a valeur d'expérience et non plus d'événement seul.
Savoir bien sûr, mais connaître Saul, reconnaître Saul, l'autorité de Saul, de celui qui porte parole du conte, Saul qui porte l'enfant, l'enfant, l'enfant qui existe pour l'éternité. Alors je comprends le terme de conte, et me tiens aux côtés de Saul parce qu'un travail artistique comme celui de Laszlo Nemes me permet par l'intermédiaire de ce film de m'y tenir. La lettre de
Georges Didi-Huberman commence par ces mots : « Cher Laslo Nemes, votre film, le fils de Saul, est un monstre. » oui un « Monstrare », un monstre qu'il faut montrer pour protéger la vérité et faire qu'elle ne s'efface jamais. Un film, le fils de Saul, une lettre : la première.
Un conte qui n'a pas vocation à hanter nos rêves, mais à nous permettre de faire face à nos cauchemars afin de les vaincre, à nous permettre de nous mettre en capacité de parler, de reprendre parole au moment même où les derniers témoins peu à peu disparaissent. Film émancipateur. Démarche émancipatrice. Là il était inimaginable de mettre des mots, apparaît une oeuvre d'art. Parce que malgré tout, des lueurs d'humanité ont survécu. « La leçon émancipatrice de l'artiste est celle-ci : chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche ; il ne se contente pas d'être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d'expression, il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L'artiste a besoin de l'égalité comme l'explicateur a besoin de l'inégalité. Et il dessine ainsi le modèle d'une société raisonnable où cela même qui est extérieur à la raison – la matière, les signes du langage – est traversée par la volonté raisonnable : celle de raconter et de faire éprouver aux autres ce en quoi on est semblable à eux »
Jacques Rancière, la leçon des poètes, le maître ignorant, extrait.
Son prénom est : Saul.
Son nom ? Ausländer.
Saul Ausländer,
Saul l'étranger. Étranger au lieu, en un lieu où comme l'écrivait
Primo Levi « la raison, l'art et la poésie ont été bannis », mais où ils ont pourtant résisté et survécu, malgré tout.
Même si je ne partage pas tout à fait avec l'auteur son angle de vue final concernant les derniers images du film, à savoir... (je ne vous le confierai pas, puisque vous verrez le film et que vous lirez cette lettre), je le remercie d'avoir partagé cette correspondance par laquelle il nous transmet ce qui a su le toucher, et ainsi nous permettre de rejoindre les images de Laszlo Nemes.
Astrid Shriqui Garain