Бедные люди
Traduction :
Sylvie Luneau
Préface :
Richard Millet
ISBN : 9782070428816
Premier roman de
Dostoievski, "
Les Pauvres Gens", dont il rédigea et re-rédigea (en fait, il existe deux exemplaires qui précèdent le texte que nous connaissons) l'intrigue en 1843 tout en traduisant l'"
Eugénie Grandet"
De Balzac, présente la particularité d'être (en tous cas pour la connaissance que j'ai personnellement de l'oeuvre de
Dostoievski), son seul roman épistolaire. L'échange de lettres s'effectue entre un vieux fonctionnaire qui ne tardera pas à se retrouver à la retraite, Macaire Alexéievitch Diévouchkine, et une jeune fille qui habite quelques rues plus loin et envers laquelle il a conçu une tendresse mi-paternelle, mi-amoureuse mais jamais malsaine, Varvara Alexéïevna Dobrossiélova. Tous deux sont parents à titre assez éloigné et tous deux, en dépit de leur différence d'âge et de situation, doivent se battre tous les jours pour pouvoir se nourrir - et encore de manière assez modeste.
Si
Alexandre Herzen, le "père du socialisme russe", considère, non sans raison, "
Les Pauvres Gens" comme le "premier vrai roman socialiste de notre littérature", le livre, en dépit de son statut de premier roman et de son allure un peu chaotique, tient également du mélodrame (
Dostoievski n'y renoncera jamais vraiment), de l'étude de moeurs et de la chronique, simple et franche, de ce qu'était la vie à St Pétersbourg (et dans la Russie impériale) pour ce que je suis tentée d'appeler non pas "la classe moyenne" mais "la classe moyenne de la classe moyenne."
La Sainte-Mère-Russie a toujours été terre à part - et elle l'est restée, heureusement pour notre Occident actuel. Les horreurs d'Ivan IV, horreurs qu'on pourrait, non sans raison, qualifier de "révolutionnaires" dans leur action contre les boyards, y côtoient sans problème le "despotisme éclairé" de la Grande Catherine (allemande de naissance mais plus russe que bien des tsarines nées sur place), l'énorme problème du servage et de la meilleure façon d'y mettre fin tout en respectant la rationalité, les chantres complètement déjantés et strictement laïcs du nihilisme de la fin du XIXème, la confiscation du pouvoir, en octobre 1917, par une minorité politique communiste qui allait régner, puis regarder l'immense empire se désagréger jusqu'en 1989, le "nuage nucléaire" qui respectait les frontières ( ) de Tchernobyl en 1986, la corruption d'un Ieltsine et enfin la naissance du seul vrai homme d'Etat - pour l'instant - du XXIème siècle, un certain Vladimir Poutine, corrompu certes lui aussi et ancien du KGB, mais qui partage avec les tsars antiques l'amour de son pays et la volonté farouche de le défendre contre tous ses ennemis.
Côté littérature (sans oublier la musique, bien sûr), la Russie ne fut jamais en reste. Elle a donné à notre Patrie Universelle à Nous, les Lecteurs, quelques uns de ses plus grands auteurs, certains méconnus ou peu connus (
Ivan Bounine ou encore le fabuleux Gontcharov - nous reparlerons de celui-ci et de son génial et désespérant "Oblomov"), d'autres, disons, classiquement célèbres comme
Tourgueniev (dont nous reparlerons aussi) sans oublier les Incontournables que sont le comte
Léon Tolstoï et l'immense et quasi hugolien, s'il n'était aussi mystique,
Fedor Mikhaïlovitch Dostoievski. Je m'arrêterai là mais le XXème siècle, en dépit de la dictature communiste, n'a pu endiguer le flot impérieux de cet Oural littéraire et vous connaissez bien, vous, mon amour profond pour, par exemple,
Mikhaïl Boulgakov.
Pour en revenir au quotidien, si les fonctionnaires (tsaristes ou communistes) avaient la sécurité de l'emploi, tous ne roulaient pas sur l'or. Macaire Diévouchkine, s'il envoie parfois quelques kopecks à Varinka, en reçoit aussi de sa part. Perdus dans la tourmente pétersbourgeoise des gagne-petits - Varvara travaille en qualité de couturière et retoucheuse - ils s'accrochent l'un à l'autre, se réconfortent, sombrent chacun à son tour dans des crises de désespoir et se dirigent, lentement et inexorablement, le premier vers la Mort qui l'attend et la seconde vers un mariage avec un homme (Bykov) qu'elle n'aime pas du tout et dont on peut parfois se demander s'il n'a pas, avec la complicité de sa logeuse, abusé d'elle. A moins que
la logeuse (qui est aussi une vague parente, il me semble), ne s'en soit allée raconter des horreurs sur l'amour, en principe platonique, que vouait Varvara à un co-locataire étudiant qui donnait des cours à sa fille, Sacha, et, du même coup, à la cousine Varinka [= diminutif de Varvara]. Nous sommes dans les années 1840 et, que ce soit en Russie ou ailleurs, la réputation d'une jeune fille est chose qui se perd vite, que cela se fonde ou non sur la vérité.
Il ne semble pas toujours au lecteur que nous ayons toute la correspondance échangée entre Diévouchkine et sa parente et protégée. Enfin, c'est du moins l'impression que j'ai eue - contrairement à ce qu'il se passe par exemple dans "
Les Liaisons Dangereuses", qui date du siècle précédent et que l'on doit à cet Orléaniste acharné - hélas ! nul n'est parfait - mais écrivain remarquable que fut
Choderlos de Laclos. D'où, parfois, l'impression de s'embrouiller et d'aller un peu du coq à l'âne. Mais ce qui demeure, pratiquement intangible, c'est l'étude de moeurs, la description sociale d'une classe qui vivote (et parfois végète) tout en se devant de garder les apparences, ce qui est loin d'être facile. La peinture est fascinante et, pour un coup d'essai, c'est un coup de maître. "
Les Pauvres Gens" connaîtra d'ailleurs un succès qui mettra ensuite longtemps à s'attacher à l'écrivain avec, en 1861, "Humiliés & Offensés", puis les inoubliables "
Souvenirs de la Maison des Morts", dans lesquels
Dostoievski évoque ses années de bagne. A partir de là, tout est acquis : à jamais et pour toujours,
Dostoievski prend sa place parmi les grands écrivains russes.
En tant que premier roman d'une carrière littéraire quasi emblématique, "
Les Pauvres Gens" est à lire même si l'on y tombe çà et là sur des maladresses bien compréhensibles et si l'on se demande comment tout cela aboutira aux "Démons" ou aux "Frères Karamazov." On y perçoit déjà l'humour de l'auteur (oui, ce désespéré exaspérant avait aussi de l'humour quand il s'y mettait) qui, très impressionné par "
Le Manteau", de
Gogol, lequel faisait un tabac à l'époque, donne à ses "Pauvres Gens" plusieurs niveaux de lecture dont, justement, celui d'un pastiche de la nouvelle de
Gogol. Un pastiche cependant assez pathétique et qui souligne l'absurdité de la situation dans lequel se retrouve le héros (fonctionnaire lui aussi) de l'auteur des "Âmes Mortes" en exaspérant la mise presque de gueux avec laquelle le pauvre Diévouchkine, qui n'a pas assez d'argent pour se vêtir comme il faut, se rend consciencieusement à son bureau. Son supérieur hiérarchique ira même jusqu'à - mais très discrètement, très humainement - lui avancer cent roubles pour l'aider au moins à s'acheter des bottes dignes de ce nom ...
Mêlant le mysticisme le plus slave au matérialisme le plus réaliste,
Dostoievski a montré très tôt les dents contre un système sociétal qui lui semblait - et qui était - à la fois injuste et absurde. Un peu bancal encore (en dépit de l'excellence des critiques, sauf celle de
Tourgueniev dont la mésentente avec
Dostoievski est passée à la légende), "
Les Pauvres Gens", malgré ses imperfections, annonce déjà ce que deviendra l'univers de
Dostoievski, cet univers sombre, tourmenté, loufoque, baroque, mélodramatique, d'un modernisme parfois paradoxal car l'auteur n'aimait guère le principe. Et c'est pourtant avec ce roman que
Fedor Dostoievski ouvre une nouvelle porte dans la littérature russe. Il ne le sait pas, certains autour de lui s'en doutent mais pour nous, lecteurs d'aujourd'hui, cela reste un plaisir et un honneur de l'emprunter à sa suite. ;o)