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Jean Chuzeville (Traducteur)Claude Roëls (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070712434
648 pages
Gallimard (22/03/1988)
4.12/5   8 notes
Résumé :
C'est un très vieil homme qui garde auprès de lui Johann Peter Eckermann, un jeune poète, sans grand talent, mais dont le principal mérite, aux yeux du vieux Goethe (et de la postérité), est d'être un des plus fidèles magnétophones de l'histoire.
Pendant neuf ans, Eckermann va recueillir les paroles de son dieu, dont l'âge n'émousse pas le génie, ni ne ralentit la parole : " hiver et été semblaient toujours se combattre en lui, dit Eckermann, mais ce qui éta... >Voir plus
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Iéna, jeudi, 18 septembre 1823.
Hier matin, avant le départ de Goethe pour Weimar, j’ai été assez heureux pour passer une petite heure avec lui. Il m’a tenu une conversation du plus haut intérêt, qui pour moi est sans prix et qui étendra son influence bienfaisante sur toute ma vie. Tous les jeunes poètes allemands devraient la connaître, elle leur profiterait.

Il me demanda si j’avais cet été écrit des poésies. C’est ainsi que l’entretien commença. Je lui répondis que j’en avais bien écrit quelques-unes, mais que je manquais du calme nécessaire. « Défiez-vous, me dit-il, d’une grande œuvre. C’est là le défaut des meilleurs esprits, de ceux justement chez qui l’on trouve le plus de talent et les plus nobles efforts. Ce défaut a été le mien aussi, et je sais le mal qu’il m’a fait. Combien d’eau a coulé hors de la fontaine [14] ! Si j’avais fait tout ce que je pouvais fort bien faire, cent volumes n’y suffiraient pas.

« Le présent a ses droits ; les pensées, les sentiments qui chaque jour se pressent dans une âme de poëte veulent et doivent être exprimés ; mais, si on a dans la tête un grand ouvrage, il anéantit tout ce qui n’est pas lui. Toutes les pensées étrangères sont éloignées, et toutes les aises mêmes de la vie sont pour longtemps perdues. Quelle dépense, quelle tension des forces intellectuelles ne faut-il pas seulement pour ordonner en soi-même et pour organiser un grand ensemble ; et quelles forces, quelle vie tranquille et sans troubles ne faut-il pas pour procéder à l’exécution, pour fondre tout d’un seul jet d’expressions justes et vraies. Si l’on s’est trompé dans le dessin de l’ensemble, le travail entier est perdu ; si dans un vaste sujet on ne se trouve pas toujours pleinement maître des idées que l’on vient à traiter, alors de place en place se voit une tache, et on reçoit des blâmes. Le poëte, pour tant de fatigues, pour tant de sacrifices, ne trouve ni joies ni récompenses, mais bien des ennuis qui paralysent son énergie. Au contraire, si le poëte porte chaque jour sa pensée sur le présent, s’il traite immédiatement et quand l’impression est toute fraîche le sujet qui est venu s’offrir à lui, alors ce qu’il fera sera toujours bon, et, si par hasard il n’a pas réussi, il n’y a rien de perdu.

« Voyez Auguste Hagen, de Kœnigsberg ; c’est un très-beau talent ; avez-vous lu son poëme Olfried et Lisena [15] ? Il y a des passages qui ne peuvent pas être meilleurs qu’ils ne sont ; tout ce qui se passe sur la mer d’Orient, tout ce qui se rapporte à ces contrées est traité en maître. Mais ce ne sont là que de beaux passages ; l’ensemble ne plaira à personne. Et cependant que de peines, que de forces ont été consumées ! Il s’y est presque épuisé. Maintenant le voilà qui fait une tragédie ! » Goethe sourit et resta un instant à réfléchir. Je pris la parole, et dis qu’il me semblait que dans son journal l’Art et l’Antiquité il avait conseillé à Hagen de ne traiter que de petits sujets. « Certainement, répliqua Goethe, mais est-ce que l’on fait ce que nous autres vieillards nous disons ? Chacun croit qu’il doit connaître cela mieux que personne, et c’est ainsi que maint esprit se perd et que maint autre erre longtemps. Cependant le temps d’errer est passé ; c’était à nous, vieillards, d’errer ; à quoi auraient donc servi nos recherches et nos erreurs à nous tous, si vous, jeunes gens, vous voulez courir dans les mêmes routes. Alors nous n’avancerions jamais ! On doit à nous, les anciens, nous pardonner l’erreur, car nous ne trouvions pas les chemins tracés ; mais à qui vient plus tard dans le monde on demande davantage ; il ne doit pas de nouveau se tromper et chercher ; il doit mettre à profit le conseil des vieillards et tout de suite s’avancer sur la bonne voie. Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant.

« Méditez donc un peu ces paroles, et voyez ce que vous en pensez. Je ne suis pas, à vrai dire, inquiet sur vous ; mais peut-être ce que je vous dis vous aidera-t-il à sortir rapidement d’une période dans laquelle vous ne devez pas maintenant vous attarder. Ainsi, comme je vous le dis, les petits sujets poétiques que chaque jour vous présente, rendez-les dans leur fraîcheur, immédiatement, et il est certain que ce que vous ferez sera bon ; chaque jour vous apportera une joie. Vous les publierez d’abord dans les Almanachs, dans les Revues, mais ne vous conformez jamais à des idées étrangères, agissez toujours d’après votre inspiration propre.

« Le monde est si grand et si riche, la vie si variée, que jamais les sujets pour des poésies ne manqueront. Mais toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance, c’est-à-dire que c’est la réalité qui doit en avoir donné l’occasion et fourni le motif. Un sujet particulier prend un caractère général et poétique, précisément parce qu’il est traité par un poëte. Toutes mes poésies sont des poésies de circonstance [16] ; c’est la vie réelle qui les a fait naître, c’est en elle qu’ils trouvent leur fonds et leur appui. Pour les poésies en l’air, je n’en fais aucun cas.

« Que l’on ne dise pas que l’intérêt poétique manque à la vie réelle, car justement on prouve que l’on est poëte lorsqu’on a l’esprit de découvrir un aspect intéressant dans un objet vulgaire. La réalité donne le motif, les points principaux, en un mot l’embryon ; mais c’est l’affaire du poëte de faire sortir de là un ensemble plein de vie et de beauté. Vous connaissez Fürnstein, que l’on appelle le poète de nature. Il a fait un poème sur la culture du houblon ; et il n’y a rien de plus joli. Je lui ai conseillé [17] de faire des chansons d’ouvrier, et surtout des chansons de tisserand, et je suis persuadé qu’il réussira, car il a vécu depuis sa jeunesse parmi des tisserands ; il connaît à fond son sujet, et il sera maître de sa matière. Et c’est justement là l’avantage des petits sujets ; on n’a besoin de choisir et on ne choisira que des matières que l’on connaît et dont on est maître. Mais dans une grande machine poétique, il n’en est pas ainsi ; on ne peut pas reculer ; tout ce qui est compris dans l’ensemble du poëme, tout ce qui fait partie du plan conçu doit être peint, et cela avec une vérité frappante. Or, quand on est jeune, on ne connaît qu’un seul côté des choses, et il faut les connaître tous pour une grande œuvre ; aussi on échoue. »

Je dis à Gœthe que j’avais l’intention de faire un grand poëme sur les Saisons, et d’y introduire les occupations et les plaisirs de chaque état. « Voilà bien le même cas qui se présente, me dit Goethe ; vous pourrez réussir dans plusieurs peintures ; mais plusieurs autres, pour lesquelles vous n’avez pas fait assez d’études et d’observations, ne vous réussiront pas. Vous réussirez peut-être le Pêcheur, et puis peut-être ne réussirez-vous pas le Chasseur. Or, si dans l’ensemble une seule chose est défectueuse, l’œuvre est manquée comme ensemble, et, quelle que soit la perfection des parties détachées, vous n’avez rien créé de parfait. Peignez donc simplement ces parties isolées, indépendantes, qui sont à votre portée, et ce que vous ferez sera bon.

« Surtout je veux vous mettre en garde contre les grandes inventions puisées en vous-même, car alors on cherche à exposer un point de vue des choses, et quand on est jeune, ce point de vue est rarement juste. Il est trop tôt. Et puis le poëte, avec les caractères qu’il invente et les idées qu’il développe, perd une partie de son être, et plus tard, dans les autres productions, il n’a plus la même riche abondance ; il s’est dépouillé lui-même. Et enfin, pour imaginer, pour ordonner, combiner, nouer, que de temps consumé dont personne ne nous sait gré, en supposant que nous arrivions au bout de notre travail ! Au contraire, si l’on n’invente pas son sujet, si on le prend tout donné, tout est bien différent, tout est bien plus facile. Les faits, les caractères existent déjà, le poëte n’a que la vie à répandre partout. De plus, il reste possesseur de ses propres richesses intérieures, car il n’a à fournir que peu de lui-même. Sa dépense de temps et de force est aussi bien moindre, car il n’a que la peine de l’exécution. Je conseille, oui, même des sujets déjà traités. Combien d’Iphigénies n’a-t-on pas faites, et cependant toutes sont différentes ; chacun a vu et disposé les choses différemment, parce que chacun a suivi ses instincts.

« Ainsi laissez maintenant de côté toute grande entreprise. Vous travaillez péniblement depuis assez de temps ; il faut que vous connaissiez maintenant ce que la vie renferme de joies, et pour cela le meilleur moyen, c’est de vous occuper de petites poésies. »

Pendant cette conversation, nous nous promenions dans sa chambre ; j’approuvais chacune de ses paroles, dont tout mon être reconnaissait la vérité. Je me sentais à chaque pas plus léger et plus heureux, car je dois avouer que je succombais sous le poids de plusieurs grands projets que je ne pouvais parvenir à mettre à exécution. Je les ai maintenant abandonnés, et ils resteront là jusqu’à ce que j’aie du plaisir à reprendre et à tracer chaque partie l’une après l’autre, à mesure que mon expérience de la vie me rendra plus maître de chacun des sujets que j’avais à traiter. Grâce aux paroles de Goethe, j’ai gagné plusieurs années de sagesse et de progrès ; je sens au plus profond de mon âme quel inappréciable avantage il y a à rencontrer un vrai maître. Que n’apprendrai-je pas encore cet hiver près de lui ; que ne gagnerai-je pas par sa seule société, même dans les instants où il ne dit rien de frappant ! Sa personne, son seul voisinage, me semblent pleins d’enseignements, même lorsqu’il ne prononce pas un seul mot.
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Mardi, 14 octobre 1823.
Ce soir j’ai assisté pour la première fois à un grand thé chez Goethe. J’étais le premier arrivé, et je regardai avec plaisir les pièces pleines de lumières qui se succédaient l’une à l’autre. Dans l’une des dernières, je trouvai Goethe qui vint très-gaiement vers moi. Il portait le costume qui lui va si bien, l’habit noir avec l’étoile d’argent. Nous restâmes encore quelques instants seuls et nous allâmes dans la pièce que l’on appelle la salle du Plafond[20], où je fus surtout séduit par le tableau des Noces Aldobrandines, suspendu à la muraille au-dessus du canapé rouge[21]. On avait écarté de chaque côté les rideaux verts qui le couvrent, il était parfaitement éclairé, et je me plus à le considérer tranquillement « Oui, me dit alors Goethe, les anciens ne se contentaient pas d’avoir de belles idées ; chez eux, les belles idées produisaient de belles œuvres. Mais nous, modernes, si nous avons aussi de grandes idées, nous pouvons rarement les produire au dehors avec la force et la fraîcheur de vie qu’elles avaient dans notre esprit. »

Je vis alors arriver Riemer, Meyer, le chancelier de Müller et plusieurs autres personnes, hommes et dames de la cour. Le fils de Goethe et madame de Goethe entrèrent aussi ; je fis connaissance avec eux pour la première fois. Les salons se remplissaient peu à peu ; tout était animé et vivant. Je vis aussi de brillants et jeunes étrangers, avec lesquels Goethe causait en français.

La soirée me plut ; partout régnaient l’aisance et la liberté ; on se tenait debout, on s’asseyait, on plaisantait, on riait, on parlait avec l’un, avec l’autre, chacun suivant sa fantaisie. J’eus avec le jeune Goethe un entretien très-vif sur le Portrait de Houwald[22], joué au théâtre quelques jours auparavant. Nous étions de la même opinion sur cette pièce, et j’avais du plaisir à voir avec quel esprit et quel feu le jeune Goethe savait analyser les rapports qu’il avait saisis. Goethe, au milieu du monde, avait l’air très-aimable. Il allait de l’un à l’autre, et il semblait qu’il aimât toujours mieux écouter et laisser parler les autres que parler lui-même. Madame de Goethe venait souvent lui prendre le bras, s’enlacer à lui et l’embrasser. Je lui avais dit peu de temps avant que le théâtre me donnait le plus grand plaisir et que ce plaisir, je le devais à ce que je me laissais aller tout simplement à l’impression faite sur moi par la pièce, sans réfléchir à ce que j’éprouvais. Goethe avait loué cette manière d’agir, et l’avait trouvée tout à fait appropriée à mon état d’esprit actuel. Je le vis s’approcher de moi avec madame de Goethe. « Voici ma belle-fille, me dit-il, vous connaissez-vous déjà ? » Nous lui apprîmes que nous venions à l’instant même de faire connaissance. « C’est aussi comme toi, Ottilie, un ami du théâtre, » ajouta-t-il, et nous nous félicitâmes mutuellement de notre penchant commun. « Ma fille, dit-il, ne manque pas une soirée. » « Cela va bien, répondis-je, tant que l’on donne de bonnes pièces, amusantes, mais il y a aussi de l’ennui à supporter, quand les mauvaises arrivent. » « Non, répliqua Goethe, il n’y a rien de meilleur que d’être obligé de voir et d’entendre aussi le mauvais ; on prend ainsi contre le mauvais une bonne haine, et on sent mieux ensuite ce qui est bon. Il n’en est pas de même avec un livre ; s’il déplaît, on le jette de ses mains ; au théâtre, c’est mieux, il faut tout endurer. » Je trouvai qu’il avait raison, et je pensai que tout était pour le vieillard une occasion de dire quelque chose de juste.

Nous nous séparâmes alors, je me mêlai aux autres personnes, qui dans chaque salon causaient bruyamment et gaiement. Goethe s’était rapproché des dames pendant que j’écoutais les récits de Riemer et de Meyer sur l’Italie. Le conseiller de gouvernement Schmidt, bientôt après, se mit au piano, et joua des morceaux de Beethoven, qui parurent être écoutés avec un profond intérêt. Une dame de beaucoup d’esprit raconta des traits du caractère de Beethoven. Cependant dix heures avaient sonné, la soirée était finie, soirée pour moi on ne peut plus agréable.
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Mardi, 21 octobre 1823.
Je suis allé ce soir chez Goethe. Nous avons parlé de Pandore[24]. Je lui demandai si on devait considérer cette poésie comme un ensemble terminé, ou bien si elle aurait une suite. Il me répondit que non, et qu’il n’avait rien ajouté, parce que la première partie était devenue si considérable, qu’il n’avait pas pu venir à bout d’en écrire une seconde semblable. D’ailleurs, il s’était aussi contenté de ce qui est publié, parce que cela peut très-bien être regardé comme un tout qui se suffit à lui même. Je lui dis que je n’étais arrivé à la parfaite intelligence de ce poème difficile qu’après l’avoir lu assez souvent pour le savoir presque par cœur. Goethe sourit et dit : « Je le crois bien ; toutes les parties sont rivées ensemble. »

Je ne trouve pas, dis-je, que Schubarth[25] ait raison quand il prétend que l’on trouve là réuni tout ce qui est dispersé dans Werther, Wilhelm Meister, Faust, et les Affinités électives, car cette opinion rend le poëme incompréhensible.

« Schubarth, dit Gœthe, descend souvent un peu profondément ; mais cependant c’est un esprit solide et il est plein d’idées fécondes. »

Nous parlâmes d’Uhland. « Où je vois de grands effets, dit Goethe, je suppose toujours de grandes causes, et pour jouir d’une pareille popularité, Uhland doit avoir quelque qualité supérieure. — J’ai pris son livre avec les meilleures intentions, et je suis tombé d’abord sur tant de poésies faibles, misérables, que j’ai été dégoûté du reste. Mais après j’ai lu ses Ballades, et j’ai reconnu un talent supérieur ; j’ai vu que sa réputation n’était pas sans fondement[26]. »

Je demandai à Goethe ce qu’il pensait du vers tragique en allemand. « Il sera bien difficile de s’entendre sur ce point, répondit-il, chacun écrit à son gré et suivant le sujet qu’il traite. L’ïambe de six pieds serait le plus noble, mais il est trop long pour notre langue ; car, n’ayant guère d’adjectifs, notre phrase ordinairement ne remplit que cinq pieds. Il en faut encore moins aux Anglais qui ont tant de monosyllabes. »

Goethe me montra alors quelques gravures, me parla de l’architecture gothique allemande et me promit de me montrer peu à peu beaucoup d’objets de ce genre. « Dans les œuvres de l’ancienne architecture allemande, dit-il, on voit la fleur d’un âge extraordinaire. Celui qui rencontre tout à coup une fleur pareille, naturellement est saisi d’une grande surprise ; mais au contraire, si vous avez pénétré dans la vie intérieure de la plante, si vous avez assisté au développement et à la lutte des forces qu’elle renferme, si vous l’avez vue se développant peu à peu, alors c’est avec un tout autre regard que vous verrez les objets : vous saurez ce que vous voyez. Je veux cet hiver vous faire un peu pénétrer cet important sujet, afin que l’été prochain, si vous visitez les bords du Rhin, vous puissiez jouir de la vue des cathédrales de Strasbourg et de Cologne. »

Je me sentis plein de joie et plein de reconnaissance en écoutant ces paroles.
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Weimar, mardi, 10 juin 1823 [10].
Je suis arrivé ici depuis peu de jours, et aujourd’hui, pour la première fois, je suis allé chez Goethe. L’accueil a été extrêmement affectueux, et l’impression que sa personne a faite sur moi a été telle, que je compte ce jour parmi les plus heureux de ma vie.

Il m’avait hier, sur ma demande, indiqué midi comme le moment où il pourrait me recevoir. J’allai à l’heure dite, et trouvai son domestique m’attendant déjà et prêt à m’introduire. L’intérieur de sa maison me fit une très-agréable impression ; sans être riche, tout a beaucoup de noblesse et de simplicité ; quelques plâtres de statues antiques placés dans l’escalier rappellent le goût prononcé de Goethe pour l’art plastique et pour l’antiquité grecque. Je vis au rez-de-chaussée plusieurs femmes occupées dans la maison, passer et repasser. Je vis aussi un des beaux enfants d’Ottilie, qui s’approcha sans défiance de moi et me regarda avec de grands yeux. Après ce premier coup d’œil, je montai au premier étage avec le domestique, dont la langue était toujours en mouvement. Il ouvrit la porte d’une pièce, sur le seuil de laquelle on lisait en passant le mot Salve, présage d’un accueil amical. Nous traversâmes cette chambre, et nous entrâmes dans une seconde, un peu plus spacieuse, où il me pria d’attendre, pendant qu’il allait prévenir son maître. La température de cette pièce ranimait par sa très-grande fraîcheur ; un tapis couvrait le sol ; la couleur rouge du canapé et des chaises donnait de la gaieté à l’ameublement ; sur un côté était un piano, et aux murs étaient suspendus des dessins et des tableaux de genres divers et de différentes grandeurs. Une porte ouverte laissait voir une autre chambre également ornée de tableaux, et par laquelle le domestique était allé m’annoncer.

Goethe, en redingote bleue et en souliers, entra peu de moments après. — Noble figure ! J’étais saisi, mais les paroles les plus amicales dissipèrent aussitôt mon embarras. Nous nous assîmes sur le sofa. Le bonheur de le voir, d’être près de lui, me troublait, je ne savais presque rien ou rien lui dire.

Il se mit aussitôt à me parler de mon manuscrit[11]. « Je sors d’avec vous, dit-il ; toute la matinée j’ai lu votre écrit, il n’a besoin d’aucune recommandation, il se recommande de lui-même. » Il me dit que les pensées y étaient claires, bien exposées, bien enchaînées, que l’ensemble reposait sur une base solide, et avait été médité avec soin. « Je veux l’expédier vite, ajouta-t-il ; aujourd’hui j’écris à Cotta par le courrier, et demain j’envoie le paquet par la poste. »

Nous parlâmes de mes projets de voyage. Je ne pouvais me rassasier de regarder les traits puissants de ce visage bruni, riche en replis dont chacun avait son expression, et dans tous se lisaient la loyauté, la solidité, avec tant de calme et de grandeur ! Il parlait avec lenteur, sans se presser, comme on se figure que doit parler un vieux roi. On voyait qu’il a en lui-même son point d’appui et qu’il est au-dessus de l’éloge ou du blâme. Je ressentais près de lui un bien-être inexprimable ; j’éprouvais ce calme que peut éprouver l’homme qui, après longue fatigue et longue espérance, voit enfin exaucés ses vœux les plus chers. Il me parla de ma lettre, et me dit que j’avais raison en soutenant que, si un homme a su traiter avec clarté un certain sujet, il a prouvé par là qu’il pouvait se distinguer dans beaucoup d’autres occasions toutes différentes. « On ne peut pas savoir comment les choses tourneront, dit-il ; à Berlin, j’ai beaucoup de belles connaissances ; nous verrons ; j’ai pensé à vous ces jours-ci. » Et, en parlant ainsi, il souriait en lui-même d’un air affectueux. Il m’indiqua toutes les curiosités que j’avais encore à visiter à Weimar, et me dit qu’il prierait son secrétaire, M. Krœuter, de vouloir bien me conduire partout. Mais surtout il me recommanda de ne pas manquer d’aller au théâtre. Nous nous séparâmes très-amicalement. J’étais on ne peut plus heureux, car chacune de ses paroles respirait la bienveillance, et je sentais qu’il avait une bonne opinion de moi.
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Weimar, jeudi 2 octobre 1823.
Hier, je suis revenu par un très-beau temps d’Iéna. Aussitôt après mon arrivée, Goethe, pour ma bienvenue à Weimar, m’a envoyé un abonnement au théâtre. Toute la maison de Goethe était en mouvement par suite des visites que font dans ce moment l’ambassadeur français Reinhard[18] et le conseiller de gouvernement prussien Schultz[19], arrivés de Berlin.

Ce matin, je suis allé chez Goethe. Il s’est félicité de mon arrivée et s’est montré plein de bonté et d’amabilité. Au moment où je voulais partir, il m’a dit : « Il faut que je vous fasse faire la connaissance du conseiller de gouvernement Schultz. » Il me conduisit dans la chambre voisine, me présenta et nous laissa, causant ensemble. « Il est très-heureux, me dit alors M. Schultz, de vous voir rester à Weimar pour aider Goethe à rédiger ses œuvres inédites. Il m’a dit tout le secours qu’il se promet de votre collaboration et il espère maintenant pouvoir terminer encore plusieurs ouvrages nouveaux. » Je lui répondis que le seul but de mon existence, c’était de rendre des services à la littérature allemande, et que, si à Weimar je pouvais agir d’une façon utile, provisoirement je laisserais volontiers de côté tous mes plans de travaux littéraires indépendants. « D’ailleurs, ajoutai-je, des relations pratiques avec Goethe doivent exercer sur mon développement l’influence la plus heureuse ; j’espère par là arriver en quelques années à une certaine maturité ; et ce que je ferai alors vaudra beaucoup mieux que ce que je pourrais faire maintenant. » « C’est bien certain, dit Schultz, l’influence d’un homme, d’un maître aussi extraordinaire que Goethe est inappréciable. Moi aussi je suis venu ici pour me retremper un peu dans cette grande intelligence. »
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