C’est une véritable vision qui va donner naissance au légendaire tableau Le Soir ou Les Illusions perdues, présenté au Salon de 1843. Charles Clément rapporte les souvenirs du peintre : « C’était le 21 mars 1835, par un beau crépuscule sur le Nil, à la hauteur d’Abydos. Le ciel était si pur, l’eau si calme, qu’après la masturbation de cerveau à laquelle je m’étais livré toute la journée, il m’eut été difficile de dire si je voguais sur un fleuve ou dans les espaces infinis de l’air. En me tournant du côté du couchant, je crus voir, je vis certainement une barque de la forme la plus heureuse et dans laquelle était un groupe d’anges vêtus avec tant d’élégance, et tous dans des poses si calmes et si nobles que je fus ravi ». Ces anges musiciens, dont la voix transporte le peintre, paraissent alors s’arrêter sur la « nappe étincelante d’or » du fleuve sous un bouquet de palmiers, dans une parfaite « harmonie des formes, des couleurs et des sons ».
Emmanuelle Amiot-Saulnier, "Des lauriers tardifs"
Affriolés, depuis un siècle et plus, par des fantasmes de sultanes lascives et d’odalisques chavirées, les Européens du XIXe siècle se heurtèrent, en Orient, à la rugosité des faits : l’inaccessibilité des femmes musulmanes, la défiance pour ce qui avait trait à l’image, le caractère – dangereusement – chatouilleux des autochtones sur l’un et l’autre sujet... Aussi la littérature de voyage du temps abonde-t-elle en témoignages dépités. Pour les peintres, la déception était cuisante.
Comment constituer l’ensemble d’études sur le vif qui permettait à nombre d’entre eux de s’acquitter du prix de leur voyage ? Comment surtout constituer l’indispensable corpus de dessins qui nourrirait, pendant des décennies parfois, leur peinture, lui conférant cet accent, plus ou moins furtif, de vérité après leur retour ?
Alexis Merle du Bourg, Arrêt sur une oeuvre : Femme turque ("Dudo Narikos")
Outre les portraits de quelques personnalités, dont le vice-roi Mehmet Ali, Gleyre réalise au Caire une étude de maison copte avec une précision impeccable. L’artiste n’a, en revanche, pas de mot assez sévère pour la colonie occidentale (« la sale écume de l’Europe »), ni pour ses collègues occidentaux, déjà nombreux : « On ne sait plus où aller pour éviter la société des peintres ; j’en trouve ici une douzaine au moins, tous remplis de talent à ce qu’ils disent. Ils m’ont gâté mon Caire. ». L’enfer, c’est les autres (peintres) !
Alexis Merle du Bourg, "L'Orient entre fascination et aversion"