Nombreux sont les récits, réels ou fictifs, parlant de départs et de voyages ; l'expérience du retour est en revanche beaucoup moins documentée. de même, la philosophie semble s'être assez peu emparée du sujet. C'est par ce constat que
Céline Flécheux entame son ouvrage. Comme pour combler un vide.
Que signifie
revenir ? Quels sont les points de vue de "celui qui revient" (comme un symbole, le français n'a pas de mot spécifique pour le désigner) et de "celui qui voit
revenir" ? Quels sont les différents types de retours ? Comment les arts (peinture, littérature...) abordent-ils ce thème du retour ? Autant de questions parmi d'autres que pose l'auteure dans ce très bel essai plein d'érudition.
S'il existe peu de récits de retours, l'un d'entre eux au moins est emblématique et fondateur de la littérature mondiale. Il s'agit de L'Odyssée, le récit du retour d'Ulysse, après la prise et le saccage de Troie, vers son île d'Ithaque, vers son palais et sa femme Pénélope. L'Odyssée, écrit
Céline Flécheux, et j'ai trouvé ces développements très intéressants, est l'inverse de L'Iliade. Elle représente le passage d'un "monde merveilleux, héroïque et mythique, (...) où se confrontent les dieux par humains interposés" à un monde humain, normal. Autrement dit, c'est le retour à l'ordre, non pas seulement à l'ordre de la paix mais aussi à l'ordre des choses. Quantité d'épreuves sont nécessaires pour passer de l'un à l'autre, sans lesquelles il n'y a pas de retour possible. Les autres héros tels Ménélas, qui sont retournés sans épreuves, sont restés dans le monde héroïque, ressassant indéfiniment le passé, regrettant leurs anciens moments de gloire. Pour que le retour s'accomplisse, il est besoin de temps et d'épreuves de transition. Ainsi Ulysse passe dix ans à se perdre en Méditerranée, il lui faut jusqu'à renoncer à la divinité (l'immortalité lui est offerte par Circé puis par Calypso) pour retrouver son humaine condition ; mais en acceptant la vie et la mort, il s'ouvre aussi à la possibilité de l'amour, celui de Pénélope qui l'attend sans faillir et celui de son fils Télémaque.
On peut soupçonner souvent avec de tels sujets qui ont été épluchés et réépluchés une légère tendance à la surinterprétation. Je doute, en ce qui concerne L'Odyssée, qu'
Homère ait eu seulement la moitié des intentions qu'on lui prête, ni qu'il ait réellement songé à toutes les symboliques qu'on y décèle aujourd'hui. Évidemment c'est un exercice intellectuel des plus stimulants et passionnants, mais ce ne sont là qu'interprétations qui sont probablement pour la plupart parfaitement déconnectées. On décrypte
Homère comme si c'était une oeuvre divine parfaite, mathématique, et que tout devait être signifiant. C'est un peu parfois le cas ici, mais comme finalement partout ailleurs dès qu'on cherche à trop analyser. On fait de chaque détail, de chaque image, l'expression d'une volonté de l'auteur : par exemple p.75, comme quoi l'oeil unique du Cyclope nous met "en présence d'une dissymétrie qui fait écho à celle qui est à l'oeuvre dans le retour [d'Ulysse]"... Si
Homère avait réellement songé à tout ce qui a été dit qu'il avait songé, ce ne serait pas un homme mais un dieu de l'Olympe !
Après la figure mythologique d'Ulysse, l'auteure en vient dans son étude aux grands explorateurs, c'est-à-dire à l'histoire. Colomb, qui dans son journal est apparemment remarquablement bavard pour décrire les préparatifs de ses voyages, leurs épisodes successifs, les découvertes qu'il fait, les "Indiens", ne dit pas un mot des impressions liées à ses retours. Alors même que ce sont précisément ces retours, et en particulier le premier, qui grâce à son témoignage et aux "preuves" qu'il apporte, ont élargi le monde et ouvert
l'horizon. Même chose pour Magellan, dont le voyage autour du monde (ou circumnavigation), de manière paradoxale, "fait du retour le sens même du voyage".
Devant ce vide des documents historiques,
Céline Flécheux se tourne donc vers les
oeuvres de fiction, pour combler les pages blanches. Notamment l'ouvrage de Zweig consacré à Magellan. Il y est dit que l'explorateur, à ses retours du royaume des Indes, se sentait comme à l'étranger, devait affronter l'indifférence des autres, la solitude, l'impossibilité de raconter. Celui qui revient apparaît changé par l'expérience, mais le lieu où il retourne, lui, est resté exactement le même la plupart du temps, les autres sont restés avec leurs habitudes, il est difficile de se réinsérer. On ne se sent plus à sa place. On a envie de repartir. Comme Gulliver, dont la femme est le type de "l'oubliée du retour", en quelque sorte l'anti-Pénélope.
Céline Flécheux complète sa réflexion en abordant les hypothétiques "retours dans le temps", en fait impossibles du fait de l'irréversibilité du temps et son incompressibilité. Reste à croire aux "chimères" de la résurrection et du rajeunissement. Mais le temps, inexorablement, "va vers le devenir, c'est là son seul sens".
Revenir n'est alors qu'une apparence. Partie sur le temps que j'ai trouvée plus technique et moins accessible, même si la lecture du tableau de la Résurrection du Christ par Piero della Francesca m'a véritablement passionné.
Enfin, malgré la trentaine de pages qui lui sont consacrées à la fin, le mythe de l'Éternel Retour de
Nietzsche, est resté très mystérieux pour moi... J'ai seulement compris (je crois) qu'en ce sens qu'il est cyclique il serait une affirmation, une revalorisation de la vie, contre la promesse des religions transcendantales, notamment chrétienne, d'une vie après la mort, d'une récompense finale au terme d'une existence linéaire. Récompense pour laquelle on serait prêt à sacrifier sa vie sur terre, la seule qui existe pourtant.
Un grand merci à Babélio et aux éditions du Pommier pour cet objet très soigné, agréable à lire, à regarder (présence d'un petit cahier central portant les illustrations des peintures évoquées dans le texte) et à manipuler. Je recommande donc, mais préviens tout de même qu'il est préférable de se lancer dans la lecture de cet ouvrage avec déjà un petit bagage en littérature antique et en philosophie.