Que nous reste-t-il à apprendre de
Dante et de
la Divine Comédie, cette oeuvre phare de la littérature italienne, sinon mondiale ? Depuis sa parution au XIVe siècle, tout ou presque a été dit et commenté au sujet du récit
poétique de
Dante Alighieri, relatant son périple dans l'au-delà, guidé d'abord par
Virgile, en partant de l'enfer ("Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate", "Laissez toute espérance, vous qui entrez"), jusqu'au purgatoire, puis au paradis où l'attend Béatrice, la femme qu'il a aimé depuis son enfance, qu'il a perdu et à qui il vouera le reste de son oeuvre.
John Freccero, universitaire américain spécialiste de
Dante, a écrit une série d'articles sur
la Divine Comédie, et ce sont ces articles qui ont été compilés pour former cet essai très impressionnant,
Dante, une
poétique de la conversion (éd.
Desclée de Brouwer). D'abord publié en 1986 aux États-Unis, l'étude de
John Freccero arrive enfin en France. Assez logiquement, les textes ont été classés non par date de leur publication, mais en suivant l'ordre du poème, en 17 chapitres, de l'enfer au paradis. Voilà qui donne à l'ensemble une belle cohérence en même temps qu'une solide rigueur scientifique.
Voyage imaginaire, sinon terrifiant vers l'au-delà,
la Divine Comédie est étudiée grâce à l'universitaire émérite sous l'angle d'un voyage intérieur "vers la vérité", en somme une quête à la fois religieuse et
poétique qui permet au lecteur de 2019 de se replacer dans le contexte de l'homme de lettres du XIVe siècle que fut
Dante nourri aussi bien de sources antiques que chrétiennes qui font sens ici : "Le pèlerin doit luter pour parvenir dans la caverne, où
Platon suppose que commence ce voyage."
"Le voyage de
la Divine Comédie commence par une conversion" commente
John Freccero au sujet des premiers chants de l'Enfer. S'appuyant sur
Platon (Timée),
Aristote, s. Augustin,
Clément d'Alexandrie,
Philon d'Alexandrie ou Jean l'Évangéliste, l'universitaire américain montre toute la portée allégorique de ce voyage du corps qui est aussi celui
de l'âme. Avec une rare érudition,
John Freccero fait se répondre "cosmos aristotélicien", théories du désir chez
Platon et
Aristote, réflexions sur les péchés chrétiens et propos sur la chute originelle pour parler de ces limbes que doit traverser le pèlerin.
Assez singulièrement pour un tel ouvrage,
John Freccero parle de
la Divine Comédie comme d'un "roman autobiographique".
Dante, pèlerin de l'au-delà, entame un voyage imaginaire, une épopée homérique au sens premier du terme (chapitre 8), qui est aussi celui d'un homme nourri aux sources religieuses du Moyen Âge. Ce périple surnaturel – parlons aussi de "conversion" – suit un mouvement circulaire que le chercheur américain développe avec précision dans le chapitre 4 de l'essai, avec toujours une somme impressionnante de références littéraires :
Boèce,
Platon, s.
Thomas d'Aquin,
Aristote ou
Virgile, le guide de
Dante jusqu'aux portes du paradis. Ces références font d'autant plus sens que
John Freccero parle de l'importance de l'itinéraire intellectuel, artistique et
poétique – dit autrement, pour reprendre
Virgile, de "l'analogie entre la créativité divine et l'industrie humaine".
Finalement quel est le but du voyage de
Dante ? Certainement "une sorte de Mont de Parnasse" répond l'universitaire, qui développe assez longuement la célèbre citation de l'entrée aux enfers. Pour ardue que soit l'exégèse de
John Freccero, elle permet au moins d'éclairer l'explication du terme de "Comédie" (Commedia), à mettre en corrélation, si l'on veut, avec cette ironie dont parle l'auteur : "l'enfer [comme] imitation du réel."
L'expérience personnelle de l'auteur ("roman autobiographique") est bien entendu au coeur de
la Divine Comédie, notamment dans le chant de la méduse (Enfer, chant IX), qui est aussi un chant d'amour pour Béatrice : "le mot « Amour » est donc le lien qui unit le ciel à la terre et le poète à son auditoire, contenant en lui-même la substance du poème". "La regénération du pèlerin", qui passera par le purgatoire avant d'atteindre le paradis, est aussi une construction
poétique indissociable de la recherche mystique.
John Freccero parle de "maturité
poétique atteinte par
Dante" lorsqu'il écrit son chef d'oeuvre. Un chef d'oeuvre à la fois mystique,
poétique et littéraire dans lequel le voyage vers l'au-delà est aussi celui, allégorique, de la poésie, de
la métaphysique, du conte philosophique et de la recherche artistique : "L'histoire du pèlerin conduit au moment où il acquiert le statut de conteur, de sorte que l'histoire que raconte
la Divine Comédie est en partie l'histoire de la façon dont cette histoire a été écrite." Avec, pour muse, son amour de toujours, Béatrice