Vous me connaissez, je n'allais pas laisser Pecosa trainer toute seule par ces parages. C'aurait pu etre dangereux. Alors, bien que mort de peur, je me suis lance a sa suite, dans le noir, dans CE noir. C'est mon cote chevaleresque, c'est mon cote casse-pieds.
J'erre donc apres elle dans les rues et les places de Madrid en 1941. Une ville encore en ruines suite aux bombardements de la guerre civile, ou deambulent des ruines d'hommes et de femmes, estropies, sans travail parce qu'il y a peu de travail et que de toutes facons on ne donne pas de travail a ceux qui ont soutenu la republique, ou les grandes arteres ont ete rebaptisees au gout des franquistes, ou il est dangereux de se tromper sur les nouveaux mots, les nouveaux termes, soulevement national, Caudillo par la grace de Dieu, mais ou derriere des fenetres fermees on affuble ce caudillo, ce chef de guerre, d'un sobriquet juteux, “la culona", celle au gros cul (au feminin, ultime offense!).
Cela me ramene a un ete de la fin des annees 50 ou, enfant, j'avais passe en famille quelques semaines a Ronda (une petite ville du sud autour d'une gorge impressionnante) dans une fonda, une auberge tenue par deux soeurs, dont une tres grosse qu'on denommait “ culito", petit cul. Je me rappelle avoir ri de ce surnom reduisant la realite et qu'on m'avait lance: Culona no hay mas que una, por la gracia de Dios, Gros cul il n'y en a qu'une, par la grace de Dieu. Je n'avais evidemment pas compris a l'epoque a qui etait destinee la pointe.
Entre les decombres madrilenes s'active un ancien policier criminaliste, condamne a 12 ans de prison pour etre reste loyal a la republique, mais mis en liberte provisoire pour aider a resoudre une affaire de crime nauseabond. C'est un individualiste, se mefiant de tout et de tous, mais sachant choisir a qui accorder sa confiance, goguenard, sarcastique, mais derriere cette façade grand coeur, attache (encore!) a une cause perdue, mais pas du tout pleureur ou martyr. Tout un personnage, qui me rappellerait un Marlowe mal fringue.
Il cherche un meurtrier dont le modus operandi ressemble a quelques affaires qu'il n'avait pas reussi a elucider en leur temps. L'intrigue nous entraine sur des pistes differentes, qui se suivent et s'entremelent, que ce soient l'anticlericalisme, la prostitution, le traffic d'oeuvres d'art, les rivalites d'espionnage entre allemands et anglais. L'auteur devoile sa demarche en explicant le titre: "Es
tiempo de siega, hora de separar el trigo de la cizaña" C'est le temps de la moisson, le temps de separer le ble de l'ivraie.
Sur cette intrigue, ou cet enchevetrement d'intrigues, se superposent des allusions historiques: les joutes pour le pouvoir entre phalangistes, militaires, ecclesiastiques et magnats d'industrie; la montee de l'influence de l'Opus Dei (que l'auteur cache sous le nom de Mediator Dei, et des fois l'affuble, par derision, de celui de Mercator Dei, Marchand de Dieu); la mainmise de l'ambassade d'Allemagne sur la presse espagnole; la corruption generalisee. Tout cela s'additionne, s'enrichit au fil des pages pour donner en fin de compte un excellent roman noir. Que j'ai savoure.
Que j'ai savoure? Oui, exactement comme le heros, apres des annees de faim en prison, savoure les mets les plus simples, les plus populaires, les meilleurs, des “bocadillos", sandwiches aux calamars ou aux tripes frites, ou une “cazuela de callos" (ragout de tripes), ou une “sopa de picadillo” (soupe aux vermicelles ou aux miettes de pain et aux restes de viandes), sans oublier les petits verres de “tinto", rouge, ou meme, certains soirs glacials, une infusion de camomille, baptisee comme il se doit avec un filet d'anis. Je salive.
Pour continuer a saliver, a savourer, je vais essayer de suivre le heros dans les autres livres qu'il protagonise. Je connais son nom, Carlos Lombardi, mais pas son adresse. J'espere que Pecosa acceptera, bon enfant, de me la passer.