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Difficile de prendre la plume et d'écrire son ressenti après la lecture d'un tel recueil, la poésie de Jean Genet est comme un tison incandescent qu'on ne pourrait s'empêcher de toucher malgré la menace de brûlure qu'il représente, elle a l'attrait du vide, elle opère la même fascination étrange que la lumière chez le papillon de nuit, la conscience du danger mais une irrépressible et fatale attraction.

Il faut laisser passer un peu de temps puis reprendre le recueil, le feuilleter au hasard et se laisser de nouveau happer ça et là par la beauté des phrases, on pourrait même dire se laisser culbuter par les mots, tant cette poésie virile au charme vénéneux peut se révéler troublante, tant elle vous désarçonne et vous terrasse - chevalier de l'apocalypse aspirant au sublime - par la puissance d'un vocabulaire à la fois lyrique et cru, emphatique et osé.

De l'audace, il y en a à foison chez Jean Genet surtout lorsqu'on imagine le contexte dans lequel ces vers ont été écrits et aussi à qui ils ont été adressés, «Maurice Pilorge, assassin de vingt ans »…
C'est en effet incarcéré à Fresnes dans les années 1940, que Jean Genet rédige le plus grand nombre des poèmes composant le recueil, dont le long chant d'amour qui lui donne son titre, datant de 1942, « le condamné à mort ».

Un poème superbe qui chante l'amour homosexuel avec une force incomparable et une liberté dans le ton et le choix des termes employés foncièrement remarquables.
En homme fou, passionné, ardent, épris d'un autre garçon, Jean Genet, brisant les chaînes des préjugés et de la « bien-pensance », laisse éclater son écriture vibratoire avec pour seule contrainte la recherche du Beau dans la fascination du Mal.

Il y a de la bestialité, une animalité sensuelle ; il a des muscles et des marins, du sang et des morsures, de la mort, des barreaux, des voiles au vent, tout un univers d'hommes et de fantasmes masculins, qui vous fauchent, vous bousculent, vous remuent, au gré d'une langue déliée et libérée, à la fois intense et licencieuse, indécente et impudique, mais paradoxalement tout aussi châtiée, maîtrisée et classique.

Ici, l'ange côtoie le démon. de leur accouplement torride et frénétique naît une poésie émancipée et corrosive dépourvue cependant du moindre aspect graveleux.
Rien n'est trivial chez Jean Genet. Si l'ensemble est irrévérencieux, on est bien au-delà de la vulgarité. Car ses mots savent aussi se charger de tendresse, de vénération et de souffrance lorsqu'ils évoquent le beau voyou au corps d'éphèbe et au coeur assassin, lorsqu'ils crient son amour impuissant et brûlant ou lorsqu'ils invoquent, avec tous les accents de la passion et de la séduction, la « Divine canaille » dont la tête va être tranchée.

Rares sont les poètes qui ont su concilier avec une telle force et une telle insoumission, les beautés et les valeurs de la langue française et de la poésie classique avec les aspects les plus crus de la nature humaine. Rares sont ceux qui ont pu faire l'éloge des corps et des attributs masculins avec tant d'aplomb et d'harmonie.
Ange dévoyé, Jean Genet, se confronte à sa part d'ombre et puise dans l'attrait du mal, la révélation d'un esthétisme aussi farouche qu'empli de grâce.

Pour autant, les poèmes, chants poétiques et textes en prose qui composent le recueil (Marche funèbre, La galère, La parade, le funambule) ne sont pas toujours aisément abordables. le sens de certains d'entre eux, citadelle de mots aux abords imprenables, peut se révéler sibyllin voire carrément hermétique parfois à appréhender.
Néanmoins, Jean Genet demeure un poète incontournable du 20ème siècle dont l'oeuvre impertinente mérite que l'on y revienne fréquemment et que l'on s'y attarde encore et encore et encore…
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Recueil de poèmes de Jean Genet.

Le condamné à mort est dédié « à Maurice Pilorge, assassin de vingt ans ». C'est un long poème qu'un amant adresse à son aimé, séparé de lui dans une autre cellule. Cette élégie carcérale, ce sont les dernières amours d'un condamné. « Tristesse dans ma bouche ! Amertume gonflant / Gonflant mon pauvre coeur ! Mes amours parfumées / Adieu vont s'en aller ! / Adieu couilles aimées ! / Ô sur ma voix coupée adieu chibre insolent ! » (p. 13) Aucun remords ou aucun repentir : la faute de l'amant condamné n'est rien, elle compte pour rien : seule vaut l'insolente beauté et l'arrogante jeunesse que l'amant poète ne cesse de célébrer, les érigeant en raisons, en excuses, voire en alibis. « Nous n'avions pas fini de nous parler d'amour. / Nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes. / On peut se demander pourquoi les Cours condamnent / Un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour. » (p. 18)

Dans ses autres poèmes, s'il fait référence à l'amant coupable, Jean Genet célèbre surtout les amours homosexuelles, entre félicité et douleur, comme le sont toutes les amours. « J'arrive dans l'amour comme on entre dans l'eau, / Les paumes en avant, aveuglé, mes sanglots / Retenus gonflent d'air ta présence en moi-même / Où ta présence est lourde, éternelle. Je t'aime. » (p. 84) le poète peint des tableaux où l'érotisme, voire la pornographie, se font poétiques. Mais le lyrisme reste toujours canaille et gouailleur. Sous des dehors très classiques où l'alexandrin s'installe confortablement dans des quatrains, rien n'est sage. le poète ne maîtrise les règles de l'art que pour mieux s'en jouer. Ainsi, les rimes embrassées font des pieds de nez aux murs qui séparent les amants et les rejets en début de vers sont autant d'éjaculations audacieuses.

Dans le funambule, c'est à Adballah qu'il s'adresse, son jeune amant artiste. « Ce sont de vains, de maladroits conseils que je t'adresse. Personne ne saurait les suivre. Mais je ne voulais pas autre chose : qu'écrire à propos de cet art un poème dont la chaleur montera à tes joues. Il s'agissait de t'enflammer, non de t'enseigner. » (p. 127) Ce poème en prose est un appel à l'humilité du funambule qui ne doit être superbe que sur son fil. Et l'osmose doit être parfaite entre l'homme et l'objet. « Cet amour – mais presque désespéré, mais chargé de tendresse – que tu dois montrer à ton fil, il aura autant de force qu'en montre le fil de fer pour te porter. Je connais les objets, leur malignité, leur cruauté, leur gratitude aussi. le fil était mort – ou si tu veux, muet, aveugle – te voici : il va vivre et parler. » (p. 107)

Ce recueil, je le lis et le relis depuis des années. Je n'avais pas encore osé en parler sur ce blog. Oh, ce n'est pas par pudibonderie devant le sujet. C'était plutôt l'aveu de mon incapacité à parler suffisamment bien de ces textes superbes. Maintenant que ce billet est écrit et publié, j'ai honte de mes mots si plats qui rendent si mal hommage à la sublime prose poétique de Jean Genet. Je lis peu, très peu de poésie, mais celle-ci me berce depuis longtemps.
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Genet, Jean Genet. Décorateur de l'enfer. amoureux,épineux, sulfureux.
Si vous lisez Genet, je vous en prie poser vos valises. Elles ne vous serviront pas.
Venez sans bagage, ici ses mots suffisent.
Il n'y a sur ces terres aucune frontière, pas de limite.
L'amour tel qu'il le vit dans un monde de "gens foutre" qui décident de condamner à mort un ange de vingt ans.
Un monde "bien pensant", indécent par sa férocité, sa cruauté.
Genet n'est jamais indécent, ni obscène, aucune vulgarité ne viendra vous heurter.
Il réussit ce qui est sans doute le rôle premier de l'art : transformer le plus noir des enfers en un lit de roses pourpres.
Un conseil : écouter l'album ( originellement mis en musique par Hélène Martin en 1964) : le condamné à mort. Etienne DAHO et de Jeanne MOREAU donnent voix aux textes de Genet. Un moment éblouissant.
"il se peut qu'on s'évade en passant par le toit. On dit que la Guyane est une terre chaude."
http://www.france-info.com/chroniques-france-info-culture-2010-11-19-le-condamne-a-mort-par-jeanne-moreau-et-etienne-daho-498176-81-336.html

Astrid SHRIQUI GARAIN
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Enfant de l'Assistance publique, évadé des maisons de correction, déserteur de la Légion étrangère, vagabond des ports, garçon de joie pour les marins, délinquant par amour de la transgression, poète, écrivain et dramaturge par amour de la langue française. La belle, la délicate et très précieuse langue française, mais l'autre aussi;
celle du sang mêlée au sperme et aux larmes.
Dans "Saint Genet, comédien et martyr", Sartre l'enciellera. Ici. Sur cette terre. Mais oui!!!
Assommé, Genet se taira des années durant.
"Le Condamné à mort" est son premier poème. Il a trente-deux ans et est détenu à la prison de Fresnes pour vol de livres...
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« Le condamné à mort » est sans doute un des plus beaux poèmes écrit en langue française. Jean Genet a su manier le vice et le sublime, jouer sur les mots, les images et les sonorités pour produire un – très – long poème qui m'a véritablement marqué.

Les autres textes du recueil ne sont pas à la hauteur de ce premier poème, mais de temps en temps j'ai retrouvé, dans un quatrain ou un paragraphe en prose, la lumière que Genet sait insuffler dans ses grands jours.

Ce recueil parle de désir et de mort, d'amour et de prison, d'homosexualité et de récolte. Je le garde encore au pied du lit, et j'en picore des mots, avant de dormir – et je me sens nourrit. La poésie a ce pouvoir là. Celle de Genet particulièrement.
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Jouir


J'ai passé les trente premières années de ma vie de lecteur en ignorant le Condamné à mort. Il a fallu le hasard (bonne blague !) d'une récente série d'émissions de radio consacrée à Étienne Daho pour que j'aille écouter son interprétation renversante de Sur mon cou, tirée de l'album qu'il a enregistré avec Jeanne Moreau en 2010. Et de là à l'ensemble du texte…

Ces 264 vers écrits en 1942 depuis la prison de Fresnes sont d'une fulgurance inouïe. Une beauté âpre en jaillit à gros bouillons. Les accents sont rimbaldiens.

Divague ma Folie, enfante pour ma joie

Un consolant enfer peuplé de beaux soldats,

Nus jusqu'à la ceinture, et des frocs résédas

Tire ces lourdes fleurs dont l'odeur me foudroie.

Le ton est souvent plus cru. Ce long poème est un astre noir dont l'obscénité et la pornographie luisent de mille feux dans la nuit grise et sans nuance de l'érotisme douceâtre. Ils sont peu nombreux ceux qui sont capables d'écrire le sexe sans sombrer corps et biens, je ne dis pas dans la vulgarité qui est un moindre mal, mais dans une triste complaisance.

En dépit de tout, Genet a le sexe solaire comme certains ont le vin gai. Il nomme les choses et les actes, et cette nomination est une première jouissance, en attendant l'autre. Les mots lui donnent et nous donnent du plaisir. Ce n'est sans doute pas un hasard si Genet a composé la quasi intégralité de son oeuvre poétique alors qu'il était emprisonné. La claustration magnifie son désir d'extase et ses mots ont alors "la violence d'un cross à la mâchoire." (Roberto Arlt)

(Je ne note pas livres car ils ne sont pas de bons ou de mauvais élèves.)
Lien : https://lesheuresbreves.com/
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J'ai découvert ce poème grâce à Babelio et une proposition de lecture sur le forum.
Je vois des titres qui ne me parlent pas, je clique, je cherche, je fouine, j'emprunte les oeuvres complètes de Jean Genet et je lis le poème du condamné à mort.
Et là, je reconnais un passage "sur mon cou sans armure et sans haine ... ", une chanson chantée par Etienne Daho ...
Ce que j'aime ce sont les découvertes. On ne peut pas avoir tout lu, tout retenu ... Parfois ce sont des redécouvertes, car j'avais bien lu à une époque lointaine ce poème, je l'avais lu avec ennui, par obligation, je n'en avais rien retenu.
Aujourd'hui, je l'ai relu et je l'ai apprécié. Un merci s'impose ... :)
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Etrange mélange de classique et de moderne, versification habituelle sur des mots violents, sur des vulgarités sublimées. Jean Genet viole la poésie (je n'ose pas écrire qu'il l'encule) et il la caresse. Tout est sexe, sexe d'homme bien sûr, amour homosexuel, tout est mort, condamnation à mort pour le funambule, mi-dieu mi-homme, créature de fantasmes et de désirs. le sexe et la mort, thèmes rabattus? Certes, mais ici, leur entremêlement décontenance, le sacré intouchable est sans cesse profané, et il n'en devient que plus sacré. Mystère encore et toujours de la poésie. L'essentiel échappe. Sentiment mitigé. Lire est tellement plus superficiel qu'écrire.
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Jean Genet a composé des poèmes magnifiques, des poèmes qui bandent en permanence, où la vigueur de la jeunesse ne semble jamais se tarir. Même le dernier du recueil, le Funambule, long poème en prose, est un chant d'amour à cette tension (du fil, du sexe, de l'esprit ou du coeur désirant), à une vie fougueuse et dangereuse, mais passionnée et passionnante.
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Sur ce blog, ces dernières années, il s'est passé un truc étrange : j'ai régulièrement causé de poésie – allons bon. Mais essentiellement de poésie japonaise, certes… Il m'a pour ce faire bien fallu abandonner ma pose de gazier totalement hermétique aux vers, même si chroniquer de la poésie demeure quelque chose de très compliqué pour moi – au point où j'ai parfois déclaré forfait : tout récemment encore, j'ai poursuivi contres vents et marées mes tentatives en matière de haïkus, en lisant le recueil Cent Sept Haiku de Shiki chez Verdier, mais, à l'évidence, je n'y étais pas le moins du monde sensible et n'avais absolument rien à en dire… Aussi n'en ai-je rien dit. Je n'en ai cependant pas fini avec la poésie japonaise, loin de là : j'ai récemment entamé les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko, qui me parlent bien davantage ! Et j'ai encore d'autres recueils, de poésie classique notamment, à lire…



Mais au-delà du Japon ? Les chroniques sur ce blog se font plus chiches, même si je peux avancer çà et là quelques belles pièces, comme le Fou de Laylâ de « Majnûn », ou, dans un registre diamétralement opposé, mettons Plouk Town de Ian Monk. N'empêche que mes lacunes sont énormes – et tout spécialement en matière de poésie française, en fait, si, ado, je n'étais pas insensible à Rimbaud ou Baudelaire, surtout (forcément : j'étais un ado), éventuellement Victor Hugo aussi (quelle originalité !). Et je me suis dit qu'il était bien temps d'essayer d'y remédier un chouia. En fait, je pense procéder chronologiquement, sur la base d'anthologies le plus souvent, partant mettons de François Villon pour avancer tranquillement jusqu'à nos jours.



Mais les anomalies chronologiques, des fois, c'est bien, et, tombant sur ce recueil de Jean Genet, je me suis dit que je pouvais aussi bien commencer par là. Ceci, même si (ou justement parce que) je ne savais pas grand-chose de Jean Genet, pour ne l'avoir jamais lu. Oh, j'avais quelques très vagues aperçus de sa vie (je savais du moins qu'il était homosexuel et qu'il avait multiplié les séjours en prison, pour des délits de droit commun), quelques titres de ses oeuvres majeures ne m'étaient pas totalement inconnus (Notre-Dame-des-Fleurs en tête, mais aussi le présent le Condamné à mort, si c'est un titre davantage passe-partout), ce genre de choses, mais guère plus. Quelques citations pourtant – car, sans le savoir, ce fameux quatrain du Condamné à mort, je le connaissais bien avant d'entamer la lecture de ce recueil (p. 18) :



Nous n'avions pas fini de nous parler d'amour.

Nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes.

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

Un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour.



Ceci dit, l'oeuvre poétique de Genet, qui fut surtout connu pour être un romancier, un dramaturge, et plus tard disons un pamphlétaire, cette oeuvre poétique donc est relativement restreinte : tout tient dans ce petit recueil, et encore, en relevant que « Le Funambule », qui le conclut, est un texte assez inclassable, tandis que l'attribution à Genet des « Poèmes retrouvés » anonymes, si elle est probable, n'est semble-t-il pas totalement assurée. Par ailleurs, il faut relever que l'essentiel de cette production poétique date des années 1940, soit le tout début de la « carrière » de Genet, si c'est bien le mot, car il était alors en prison et les premières « publications » de ces vers étaient « hors commerce » (doux euphémisme ?), avant d'être reprises par les éditions de L'Arbalète – là encore, « Le Funambule » est une exception, un texte bien plus tardif puisque écrit en 1957 et publié l'année suivante.



Mais, en ce qui me concerne, « Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien les pièces maîtresses de ce petit recueil.



Et « Le Condamné à mort » est bien le plus célèbre de ces poèmes – au-delà du seul quatrain cité plus haut. À vrai dire, je ne suis pas tout à fait certain de comment il faut l'aborder – notamment au regard de cette anecdote voulant que Genet ait écrit ce poème en réaction au poème d'un autre prisonnier, qu'il trouvait médiocre : quelle est alors la part d'exercice de style ? Notamment au regard de la forme somme toute très classique de ce poème, essentiellement composé de quatrains d'alexandrins à vue de nez (sauf à la toute fin) – tous les autres poèmes de ce recueil tendront à se montrer souvent bien plus libres, et leur propos en même temps que leurs images souvent autrement obscurs, avec quelque chose de surréaliste je suppose, à la limite de l'écriture automatique parfois, là où « Le Condamné à mort » brille entre autres par sa limpidité… et le cas échéant sa crudité.



Car ce « chant d'amour » à un « assassin de vingt ans » du nom de Maurice Pilorge (que Genet avait connu en prison et qui avait été guillotiné en 1939, le poème n'étant rédigé qu'en 1942), ce chant relativement sage dans sa métrique et (certaines de) ses images, combine avec audace l'élégance formelle de la poésie classique et la pornographie homosexuelle la plus explicite. D'un vers à l'autre, le raffinement poétique le plus sensible cède le pas à la bifle agrémentée d'éructations ordurières. En fait, l'entrelacement de ces vers que tout serait supposé opposer produit un effet singulier, chaque rupture renforçant paradoxalement l'unité de l'ensemble : la gorge de l'amant noyée de sperme rend ce qui précède et ce qui suit plus élégant par contraste, tandis que la perfection des alexandrins les plus classieux jouit de s'abandonner à la pornographie la plus crue.



Sur ce point, et sur un certain nombre d'autres, « Le Condamné à mort » sinon Genet de manière générale (car je ne peux certes pas me permettre d'en dire quoi que ce soit de « général » après la seule lecture de ce petit recueil), ce long poème aussi beau que sordide, et très contrasté, ne manque pas de m'évoquer le marquis de Sade, ses écrits les plus « ésotériques » au premier chef, encore que la savoureuse hypocrisie des versions les plus « soft » de Justine ait quelque chose à y voir.



Maintenant, la parenté éventuelle entre les deux auteurs, au regard en tout cas du « Condamné à mort », va au-delà, je suppose – et même au-delà de ce seul point commun de l'oeuvre écrite en prison, si ça n'est pas négligeable et a son impact sur ce qui va suivre : c'est qu'il y a ici quelque chose d'une « littérature du mal », ou peut-être du péché, et « qui sent un peu le soufre » (avec beaucoup, beaucoup de guillemets pour toutes ces expressions, d'autant que le propos moral n'est pas absent du poème et semble-t-il d'un certain nombre au moins des écrits ultérieurs de Saint Genet, comédien et martyr, comme l'appelait Sartre), quelque chose en tout cas qui fait bien plus que subvertir les formes littéraires et l'expression poétique de l'amour, du désir et de la jouissance ; on ne saurait en effet mettre de côté le fait que le dédicataire du poème, Maurice Pilorge, s'il était « si beau qu'il en [faisait] pâlir le jour », n'en était pas moins, donc, un assassin. Pas un innocent victime d'une erreur judiciaire – quelqu'un dont le crime était avéré, qui n'avait pas suscité chez le criminel le moindre remords, et qui était rendu plus navrant encore par le fait qu'il avait porté sur un ami/amant, et impliquait une somme d'argent parfaitement dérisoire… Or Genet n'en fait pas mystère – en fait, non seulement il ne nie pas le crime, mais je suppose qu'il y voit quelque chose de nature à embellir encore Pilorge, et c'est là que se situe éventuellement une ambiguïté éthique.



Par ailleurs, ce poème, et d'autres qui suivront, et qui développeront encore cet univers de la prison, du bagne et de la guillotine, ne me paraissent pas forcément constituer des réquisitoires contre la peine de mort ? Notre-Dame-des-Fleurs s'ouvre sur une évocation lapidaire de la dernière exécution publique en France qui a de quoi serrer un peu l'estomac, mais j'ai l'impression que tout cela est plus « factuel » qu'autre chose – et le Genet du « Condamné à mort » n'est pas le Hugo du Dernier Jour d'un condamné (quand bien même il s'engagera radicalement en politique bien plus tard). Peut-être y a-t-il cependant, une dernière fois comme chez Sade, quelque chose qui condamne l'exécution capitale comme un meurtre inacceptable pas tant pour son résultat que pour son caractère froid et dépassionné ? Je n'ose pas m'avancer plus loin sur ce terrain – j'ai probablement écrit beaucoup de bêtises, et surtout n'hésitez pas à éclairer ma lanterne !



Quoi qu'il en soit, « Le Condamné à mort » m'a séduit et même, je crois que le mot n'est pas trop fort, bouleversé. Sa perfection formelle comme son caractère essentiellement subversif m'incitent à y voir une des plus belles oeuvres poétiques que j'ai jamais lu.



Les autres « poèmes de prison » qui complètent ce recueil m'ont dans l'ensemble moins parlé – probablement du fait, pour partie du moins, qu'ils adoptent une forme un peu plus libre, plus « moderne » disons, encore que sans excès, mais, surtout, se montrent régulièrement plus hermétiques, notamment du fait de certaines associations d'idées constituant des images évoquant une forme d'écriture automatique – en fait, de plus en plus à mesure que l'on progresse dans le recueil, ai-je l'impression. « Marche funèbre » et « La Galère » m'ont beaucoup plu, qui poursuivent assez clairement sur la lignée du « Condamné à mort », jusque dans la référence affichée à Maurice Pilorge parfois, tout en témoignant d'évolutions marquées ; « La Parade » et « Un chant d'amour » me paraissent encore franchir une étape, et « Le Pêcheur du Suquet » une autre encore, mais, tout en reprenant çà et là quelque chose de la pornographie du « Condamné à mort », en développant peut-être une veine plus singulière, qui annoncerait le cas échéant, avec une dizaine d'années d'avance, « Le Funambule » (sans me convaincre autant que ces deux oeuvres toutefois). Je dois avouer cependant avoir été totalement insensible aux « Poèmes retrouvés », des pièces généralement brèves, et qui jouent éventuellement avec la typographie, sur un mode un peu trop obscur pour vraiment me parler.



Cependant, le recueil se conclut sur une dernière (longue) oeuvre magistrale : « Le Funambule ». On l'a fait figurer dans ce recueil au motif qu'il s'agirait d'un long poème en prose – peut-être est-ce bien le cas, mais ce texte à part est assez rétif à la classification, on pourrait tout aussi bien y voir une sorte d'essai philosophique, ou une brève pièce de théâtre, voire le motif d'une performance artistique, et probablement d'autres choses encore.



Le contexte également distingue cette oeuvre de toutes celles qui précèdent. « Le Funambule » est écrit en 1957 – soit une dizaine d'années après tous les autres poèmes figurant dans ce recueil. À cette époque, non seulement Genet est sorti de prison, mais il a été adoubé par l'intelligentsia parisienne, les Cocteau, les Sartre, qui le célèbrent comme un génie, un des plus grands de son temps ; plusieurs de ses oeuvres majeures ont alors eu droit à une « vraie » publication, incluant le poème le Condamné à mort, le roman Notre-Dame-des-Fleurs, ou encore la pièce de théâtre Les Bonnes, qui a été jouée dans une mise en scène de Louis Jouvet (même si elle a davantage suscité le scandale que convaincu la critique à l'époque). Mais cette célébrité soudaine avait eu son effet pervers : accablé par tous ces éloges, et notamment le Saint Genet de Sartre, Genet n'a rien pu écrire pendant une petite dizaine d'années… En fait, « Le Funambule » est peut-être justement le texte qui l'a ramené à l'écriture, suscitant une deuxième phase de sa carrière littéraire.



Enfin, si « Le Funambule » est un nouveau « chant d'amour », il porte sur un dédicataire bien différent de l'assassin Pilorge, s'il s'agit toujours d'un beau jeune homme : l'amant algérien de Genet, nommé Abdallah Bentaga. le couple a beaucoup voyagé à travers toute l'Europe à l'époque, éventuellement contraint et forcé car Genet avait incité son amant à déserter alors que la conscription devait l'amener à se battre en Afrique du Nord française… Et Genet avait des ambitions pour Abdallah : en faire un immense funambule. Abdallah était semble-t-il déjà un artiste de cirque, mais pas forcément dans cet exercice particulier, et cette ambition était clairement celle de Genet, qui lui payait les meilleurs professeurs et songeait à des spectacles uniques qu'il concevrait de bout en bout. Hélas, cet apprentissage s'est avéré douloureux : Abdallah a été victime d'au moins deux accidents assez graves… Et, à terme, ils ont peut-être joué leur rôle, outre la fin de la liaison entre les deux hommes (en 1962 – même si Genet continuait d'entretenir Abdallah et sa mère), dans le suicide de cet amant idéal en 1964. Ce qui contribue sans doute à rendre la lecture du « Funambule » parfois un peu nauséeuse, éventuellement au point d'une nouvelle ambiguïté éthique, voire à nouveau d'une vague « odeur de soufre »… A posteriori, certes. Mais le tragique événement ne serait semble-t-il pas sans affecter Genet – qui n'écrirait dès lors plus de fictions ou de pièces de théâtre jusqu'à sa mort.



Ceci dit, tout cela n'aura lieu que bien plus tard. Quand Genet écrit « Le Funambule », en 1957, sa liaison avec Abdallah est toute fraîche, entamée seulement l'année précédente, et le couple a encore cinq années de vie commune et de voyages devant lui. le texte de Genet n'en est à vrai dire que plus « programmatique ».



À vrai dire, on pourrait être tenté d'y voir une sorte de « discours motivationnel », si cette expression ne renvoyait pas illico aux pires abominations que l'on commet sous l'intitulé « développement personnel ». Genet est de toute évidence bien au-dessus de tout cela, fond et forme, au point où ce qualificatif a quelque chose d'insultant, et cependant il y en a bien quelque chose dans « Le Funambule », je crois..



À ceci près que ce long poème en prose, si l'on tient l'envisager de la sorte, procède selon une logique de ruptures qui peut renvoyer au « Condamné à mort » : l'injonction artistique comme éthique, à dimension spectaculaire dans les deux cas, si j'ose dire, est contrebalancée, ou plutôt étrangement complétée, par un discours davantage nihiliste, parfois à la limite du pamphlet ; il apparaît en tout cas clairement que, dans le propos de Genet, l'accident et la mort sont parties intégrantes du spectacle, voire le fondent.



Et, en cela, assez logiquement pour le coup, le discours du « Funambule » dépasse sans doute le seul cas du jeune fildefériste qui, si j'ose dire là encore, le motive. Il en découle en fait un contenu allégorique marqué, qui interroge aussi bien la vie que l'art, à supposer que les deux doivent être distingués, de manière autrement générale.



Et l'ensemble est absolument parfait – l'élégance des tournures, comme la splendide et spectaculaire profondeur et acuité des images, produisent un texte à nouveau bouleversant et d'une intense beauté.



« Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien à mes yeux les pièces maîtresses de ce recueil ; à eux seuls, ces deux textes (assez longs, bien plus que tous les autres) suffisent à en justifier la lecture – et le reste vaut le coup d'oeil, avec une réserve toute personnelle pour les « Poèmes retrouvés ». C'est un livre magnifique, et il était bien temps que je le lise… Et il serait sans doute bien temps de lire désormais d'autres écrits de Jean Genet, en commençant probablement par le roman Notre-Dame-des-Fleurs.



Chroniquer de la poésie demeure un exercice particulièrement compliqué pour moi, et j'ai probablement écrit pas mal de bêtises… Surtout, n'hésitez pas à me reprendre quand c'est le cas !



Mais je vais probablement continuer l'expé
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