Il y a encore des romans de
Giono de la première époque que je n'avais pas lu, et parmi eux «
Le chant du monde ». Etrange, j'étais passé de « La trilogie de Pan » au « Hussard sur le toit » avec juste
l'homme qui plantait des arbres pour baliser
les grands chemins et accéder aux vraies richesses .
Il me manquait un épisode clé, la chanson de la nature dans toute sa splendeur, à l'image du chorus des oiseaux dès l'aube lorsqu' apparaît le jour.
«
Le chant du monde'' est en effet le chant que produit le monde mais aussi le chant que le monde fait naître sous la plume de l'écrivain. Son univers tient à une langue et à un style tout à fait personnels.
Je ne vais pas en faire un résumé, mais donner mon ressenti.
Ainsi, cette histoire est à la fois un roman d'aventures et un roman intensément poétique.
Giono est à la fois poète lyrique et romancier épique. Les éléments de la nature sont ses vrais personnages. C'est lorsqu'il parle d'eux que son talent manifeste la puissance la plus heureuse.
Le monde où vit l'imagination de
Giono est grandiose et imprécis, situé hors de l'atteinte des humains. Il imagine, dans des pays rêvés, des communautés humaines tout à fait décrochées de notre société.
Les longues descriptions, qui alternent avec les dialogues brefs et incisifs des personnages, ont pour fonction de montrer que si l'être humain sait écouter, voir, entendre, toucher la nature dans laquelle il évolue, il ne peut que vivre en harmonie avec lui-même et atteindre une sérénité bienheureuse, qu'il appartient à l'écrivain de rendre perceptible et de faire partager en trouvant les mots justes.
Giono se montre un fin observateur de la nature et des êtres :
«Un épervier passa. Il baissait son vol comme pour essayer de passer sous la pluie. Il rasait l'herbe et il remontait en criant.»
«Sans se presser, un cerf passa devant eux, à la lisière de la pluie. Il portait son branchage bas. Il soufflait deux jets de vapeur. Il s'en alla lentement vers les bois, à travers les prés, en cherchant des sabots dans l'herbe spongieuse. Il tourna la tête. Il regarda les hommes. Il avait d'énormes sourcils roux chargés d'eau.»
«Des sangliers qui te prennent sous le vent et qui arrivent comme chez eux. Alors ils se lavent l'entre des cuisses avec la terre, ils avalent de longs vers noirs en levant le museau.»
Il propose aussi de saisissants effets impressionnistes.
«Le jour bleu coulait de la fenêtre et déjà il faisait flotter dans la lumière un escabeau de bois, la table faite de troncs d'arbres, le bas du lit. le haut du lit était encore dans l'ombre. le visage de sucre de l'accouchée se confondait avec l'oreiller blême et le drap.»
«Le battement des foulons recommençait à lancer dans les cavités de la ville le tremblement des taureaux abattus.»
«De l'autre côté du vallon la ville venait vers lui en grandissant à toute vitesse.»
Chez
Giono, symphoniste de la nature qui provoque en lui un véritable enivrement, l'émerveillement face à la vie est constant. La nature est sans cesse observée et scrutée, saisie de la façon la plus complète.
Cette vie unique est une présence constante, sans cesse renouvelée.
Aussi est-elle rendue surtout par des mots qui évoquent le fleuve et, en particulier, par le verbe «couler».
«Une vie épaisse coulait doucement sur les vallons et les collines de la terre.» «Le sang coula dans ses yeux»
«La brume qui venait du pays Rebeillard commença à couler dans les gorges. «Le brouillard coulait le long de ses joues avec un petit bruit de farine qui glisse.»
«Le jour bleu coulait de la fenêtre»
«Le charroi des taureaux recommença à couler sur la lande et dans les collines.»
«Des lueurs coulaient de toutes les lisières»
«Au fond, coulait le lait de la vierge»
«L'ombre coulait entre les bosquets et les coteaux
«Une petite eau de lune coulait dans les frisures de son toit»
«Le mugissement coulait dans la vallée noire»
Mieux encore, sont établies de véritables correspondances à la
Baudelaire.
«Un parfum aigu partait en éclairs de quelque coin des feuillages. Ça avait l'air d'une odeur de fleur et ça scintillait comme une étoile semble s'éteindre puis lance un long rayon»
«Le son devenait rouge et remplissait sa tête d'un grondement sanglant à goût de soufre.»
«Des copeaux de brume sautaient en grésillant dans les arbres.»
Ces envolées lyriques n'empêchent pas un certain flou.
Le fleuve n'est pas nommé, mais on sait que celui de
Giono ne peut être que la Durance, au bord de laquelle il est né et a toujours vécu, à Manosque.
Alors, cher Jean, vous qui n'êtes pas un Bleu, vous auriez dû savoir que la Durance est une rivière, puisqu'elle se jette dans le Rhône.
Et dans ce « fleuve », il y a « anguille sous roche », car y décrire un congre est bien incongru, c'est un poisson de mer.
Bien qu'elle ne soit pas le reflet de la réalité, une oeuvre de fiction peut ainsi entraîner de la friction, et même de l'affliction.
Comme avec cette faute de style qui conduit à une allitération :
"Le besson s'enfonça ses doigts dans sa bouche et se mit à siffler".
Vers la fin de l'histoire,
Giono affiche une fois de plus son mépris de la ville, foyer de pestilence physique et morale opposé à la montagne. Ses habitants sont faibles et ridicules par rapport aux paysans.
Connivence entre les animaux et les êtres humains, dont la communion entretient une constante émotion sensuelle, l'allégresse d'être dans le monde. Encore faut-il que ces êtres humains soient habitués à vivre en étant étroitement unis et soumis à la nature, qu'ils soient des paysans, et, encore mieux, parce que plus proches des étoiles : des montagnards, qui connaissent
le poids du ciel.
Giono a dénigré son roman, mais un auteur est rarement bon critique de so
n oeuvre. Aujourd'hui, «
Le chant du monde » est considéré comme l'un de ses livres les plus importants. Une sorte de
regain de santé qui apparaît au sommet de la colline.
Après avoir lu ce chef d'oeuvre, j'ai rejoint
le grand troupeau des admirateurs de l'écrivain provençal.
«
Que ma joie demeure ! »