Répondez le plus spontanément possible à la question suivante : comment imaginez-vous les australien(ne)s ? Il y a fort à parier que le résultat ait à voir avec la représentation d'individus de type européen. C'est d'ailleurs ainsi qu'aurait également réagi la plupart des Australiens eux-mêmes à cette question. Car ainsi que le démontre
Stan Grant dans cet essai aussi bouleversant que passionnant, l'Australie a toujours été considérée comme si, à l'arrivée des colons britanniques, elle avait été une terre vierge à accaparer. L'ignorance -sans doute déni est-il un terme plus juste- quant à l'histoire de leur territoire, a convaincus les australiens blancs d'occulter le fait que cette île qu'ils considèrent comme la leur était en réalité peuplée depuis plus de 40 000 ans. le mythe national s'est construit en conséquence, basé sur la promesse qu'avec un peu de talent et de chance, tout est possible. L'Australie est définie comme le pays de la camaraderie et de l'égalité des chances, une nation où la différence, en l'espace d'une génération, devient une vertu, permettant aux immigrés de devenir des citoyens à part entière. La perpétuation de ce rêve qui constitue le ciment de l'identité australienne est assurée par les programmes scolaires qui servent une histoire de paix, de bravoure, et de glorieuse conquête d'un territoire immense.
Stan Grant a réalisé dès l'enfance qu'il ne s'agissait là que d'une belle fable, sans rapport avec la réalité de son existence et de celles des siens, et qu'il y avait "quelque chose de pourri dans ce royaume-là." Descendant des premières nations d'Australie, plus précisément de la tribu Wiradjuri (du territoire aujourd'hui situé à l'est de la Nouvelle-Galle du sud), il a grandi en ressentant dans sa chair la douleur d'être un homme noir en Australie, sa différence lui étant incessamment rappelée par les moqueries de ses camarades. Il a rapidement compris que la nation australienne s'est construite sur un mythe qui les excluaient, lui et ses semblables, faisant d'eux des parias. Et il a découvert en grandissant les détails de l'envers du rêve : le cauchemar des aborigènes vivant comme des étrangers dans leur propre pays occupé de manière illégitime par des colons ayant massacré les leurs, héritiers d'une lignée marquée par les maltraitances ayant pour but leur élimination -exécutions de masse, bébés décapités puis enterrés dans le sable, femmes violées, trous d'eau empoisonnés, sacs de farine additionnée d'arsenic... Les survivants ont quant à eux été condamnés à la misère, et à supporter le poids d'un sentiment d'infériorité. Leur langue et leur culture ont été bannies, certains d'entre eux ont été parqués dans des missions où ils étaient mesurés à l'aune de leur potentiel à devenir blancs. La discrimination a perduré, notamment sous la forme d'une ségrégation institutionnalisée. Longtemps, des lois ont déterminé où les aborigènes avaient le droit de vivre, leur ont interdit l'entrée dans les piscines ou dans les pubs. Il était de même proscrit, pour les blancs, de se marier ou ne serait-ce que d'avoir des relations sexuelles avec des noirs.
L'auteur lui-même se souvient de l'humiliation quotidienne ritualisée par l'école, consistant à sortir les enfants noirs de la classe pour leur chercher des poux (au sens propre du terme), vérifier leurs dents et la propreté de leurs ongles, leur demander ce qu'ils avaient diné la veille. de nombreux enfants ont ainsi été enlevés à leurs parents par les services sociaux, instaurant au sein des familles noires une terreur incessante. A quinze ans, il a été convoqué, avec ses autres camarades noirs, par le proviseur de leur lycée qui les a dissuadés de poursuivre des études.
Les années 70 ont vu l'émergence, avec le gouvernement travailliste de Gough Whitlam, de quelques évolutions : les aborigènes étaient désormais comptés dans les recensements, les cris réclamant égalité et justice se sont faits plus audibles, un militantisme aborigène exigeant des compensations est apparu. Mais il restait -et il reste encore- beaucoup à faire… Il a fallu attendre 1992 pour que la notion de Terra Nullius, concept juridique signifiant "terre inhabitée" ayant justifié la dépossession des territoires aborigènes, soit jugée condamnable par la Haute Cour de justice. Aujourd'hui encore, leurs conditions de vie souvent misérables les exposent à l'alcool, à la drogue et à la violence. Ils connaissent le plus fort taux de mortalité infantile du pays, le plus fort taux d'emprisonnement (ils représentent 3% de la population, mais un quart des détenus), la situation la plus dégradée en matière de santé, de logement, et d'éducation. Pour rendre compte de leur invisibilité, il suffit d'évoquer le fait que 6 australiens sur 10 n'ont jamais rencontré leurs concitoyens aborigènes...
Stan Grant a connu cette misère. Il décrit son enfance itinérante avec ses parents et ses frères et soeurs, au gré des emplois occupés par son père jusqu'à ce qu'une nouvelle manifestation du racisme de ses collègues l'incite à repartir. Sa mère se réapprovisionnait alors en lits, vêtements ou couvertures en se rendant dans les associations caritatives du coin. Il a connu une scolarité intermittente. Mais elle a été contrebalancée par l'amour des livres, et par une autre forme d'éducation, transmise par la famille, notamment par ses grands-parents, qui l'ont abreuvé d'histoires, l'ont nourri de la nécessité de mener une vie pleine de dignité et de sens, de la capacité à tirer le rire du désespoir. Grâce à la stabilité du foyer familial, il a échappé à la maladie, au chômage, au risque de mortalité précoce. Encouragé par une aborigène à poursuivre des études, fasciné par l'actualité, il s'est lancé dans le journalisme ; c'est aujourd'hui un reporter et présentateur de télévision célèbre. Il a été sauvé, écrit-il, par son métier, qui l'a envoyé aux quatre coins du globe, l'éloignant de son pays où il était sans cesse ramené à son identité reniée, et où il avait des difficultés à se positionner. Car le seul moyen de réussir étant d'adhérer à ce que l'Australie blanche définit comme une vie belle et bonne, cela revient pour un aborigène à renier ce qu'il est. Après des années passées à l'étranger, survient un moment où il est moralement à bout. La crise est arrivée de manière insidieuse, annoncée par des insomnies, des tremblements, prémisses qu'il s'est obstiné à ignorer. A force de s'intéresser aux marginalisés, à ceux à qui l'on demande d'oublier qui ils sont alors que rien n'est fait pour qu'ils l'oublient, à force de raconter les souffrances des autres, la porte sur les siennes s'est débloquée. Il s'était élevé au-dessus de la pauvreté, mais avait emporté partout avec lui l'anéantissement de son pays. Il lui aura fallu cette sévère dépression pour trouver la voie d'une guérison à cette détresse ancrée en lui mais longtemps tue. La colère, le ressentiment -y compris envers la part blanche de lui-même- qu'il a longtemps éprouvés font alors peu à peu la place à une forme de résilience, s‘accompagnant du besoin de parler, pour dire la douleur de son peuple, et trouver le chemin d'une reconnaissance et d'une réconciliation sans lesquelles l'apaisement ne pourra survenir.
A lire.
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