Première rencontre avec Branko Hofman, l'un des plus grands romanciers de langue slovène, et quelle rencontre !
Mélangeant les voix de différents protagonistes aux styles narratifs variés, Hofman
nous raconte la nuit qui suit le meurtre d'une adolescente, dans les années 70 dans un petit village perdu de la Yougoslavie de Tito.
Il y a,
Peter l'intellectuel, ancien détenu politique et Joze l'aubergiste du coin, deux frères, dont Joze témoin de la découverte du cadavre,
Andrej Kovac, le juge d'instruction assigné,
Beno Vajda , l'inspecteur....
A travers ces personnages au passé politique chargé, auxquels les souvenirs affluent par cette “cochonnerie de nuit”, on entend distinctement en voix OFF, celle de l'auteur. Cette histoire de meurtre banale en apparence, est en faites prétexte pour parler de Golf Otok, l'île-bagne où des milliers de femmes et officiers tombés en disgrâce furent internés et torturés sous le régime de Tito. Dans cette Yougoslavie communiste, où régnait dans l'ensemble une liberté bien plus grande que dans les autres pays de l'Est, parler de ces camps d'internement était interdit. C'est pourquoi, ce roman rédigé entre 1968 et 1974 ne verra le jour qu'en 1982 , suite à la mort de Tito en 1980 et deviendra un best-seller. C'est cette fameuse nuit que Peter reconnaîtra des années plus tard en la personne du juge d'instruction, son tortionnaire du camp de rééducation où il passa huit ans d'enfer, et se trouva à sa sortie à la rue , "le temps ne règle jamais un compte non soldé et s'il le met de côté, s'il l'oublie, il ne les clôt pas pour autant....".
Un roman polyphonique complexe, où on entre dans les pensées des personnages découvrant ainsi toute leur histoire, leur profil psychologique et leur cheminement jusqu'à cette nuit, tout en continuant à suivre l'histoire du meurtre et de son enquête.
Il nous révèle aussi un pan de l'Histoire inconnu de l'Europe, agrémenté de réflexions profondes sur l'homme, ses convictions, ses idéaux, ses doutes...comme « Comment estimer sa propre vie? »(p.219), "j'ai placé l'éthique personnelle au-dessus de toutes les valeurs, et ce, dans un monde qui ignorait l'éthique et la valeur "(p.245),,,,
Quand à la narration mixte, elle n'enfreint ni la fluidité ni la clarté du récit, d'où le génie de Hofman, le poète. Une belle lecture intéressante que je dois à Arabella.
"Un boeuf sans cervelle....mauvais. Le genre qui, sur tous les continents, décide du sort de millions de gens......sous tous les vernis culturels, la conscience de l'homme recèle encore et toujours la bestialité ."
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Une superbe oeuvre polyphonique, même si tout finalement se passe, se résume à une fin de nuit et un début de matinée. Nous sommes dans un petit village slovène, du temps de l'existence de la Yougoslavie. Un cadavre de jeune fille a été découvert. Une enquête s'ouvre sur ce qui semble un crime atroce. Un inspecteur (Vajda) et un juge d'instruction (Kovač) partent sur les lieux. Ils vont être confrontés aux habitants : les parents de la victimes, et aussi l'aubergiste et son frère, Peter, qui habite chez lui. Avec leur passé et leur blessures. Qui va devenir d'autant plus présent que Peter va retrouver en Kovač un ancien de la police politique, son tortionnaire lors de son arrestation, avant d'être envoyé dans un camp.
Ce qui fait la force et la réussite de ce livre, c'est de mêler plusieurs niveaux de récits, plusieurs époques et aussi faire entendre des voix de personnages différents. Nous suivons Vajda et l'enquête policière, d'une façon très efficace et prenante. Bien sûr, le récit de Peter, son expérience douloureuse de l'emprisonnement et des sévices qu'il a subit. Mais aussi la vie conjugale difficile de son frère Jože, et même des éléments concernant le vécu de Kovač, ses difficultés avec son fils par exemple, sans oublier les parents de la victime et cette dernière. Nous suivons les différents personnages tour à tour, aussi bien dans le présent que dans le passé. Chacun a une réalité et une densité fortes. le roman a une construction rigoureuse, qui donne des dimensions de tragédie. L'écriture est superbe, lyrique et retenue à la fois, en particulier en ce qui concerne les sentiments. Cela donne un très grand livre, prenant, et qui ne quitte pas le lecteur une fois la dernière page tournée. Une très grande découverte.
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La relativité du sens des mots est pour moi un carcan.Il m'arrive fréquemment de vouloir parler, mais je préfère me taire à l'idée que jamais mes paroles, loin de transmettre mon expérience ne feront naître chez mon interlocuteur une association d'idées qui résonnera avec son expérience personnelle, que jamais je ne parviendrai à lui communiquer aucune de mes pensées, aucuns de mes savoirs; au mieux je lui offrirai la confirmation de ce qu'il a vécu, lui, et qui m'est décidément étranger. En fin de compte, Nous ne nous seront rien dit, nous n'aurons rien découvert, nous ne nous connaîtrons pas mieux qu'auparavant.
Voilà pourquoi le monologue est la forme la plus authentique de la confession.
...Peter eut la sensation que sa vie entière relevait d'un gigantesque malentendu. L'amertume l'envahit:"Malédiction, on croirait que pendant cinquante ans l'eau a filé entre tes doigts serrés ! Et que tu n'as toujours pas étanché ta soif."
Il avait constaté que nul est à l'abri de ce genre de dépit, que n'importe qui en passe par le même dégoût de soi et du monde et qu'alors rien ne peut satisfaire son aspiration à la fantasmatique vie éternelle. Mais penser aux autres ne le consola pas."On ne se sent pas le ventre moins creux à se dire que la moitié de l'humanité crève de faim, songea-t-il. Le savoir est une lumière qui ne réchauffe pas."!
La solitude qui l'éclaboussait avait chassé son sommeil, l'avait fait sortir de ses gonds; il s'était senti des ailes vagabondes et, les yeux plissés, regardait se dérouler une vision purifiante, entrelacs de péripéties espérées et d'événements advenus, certes, mais transformés, amendés par tous ces traits de génie qui nous aurait permis d'avoir barre sur le destin alors même que le pouvoir de décision ne nous appartenait plus.
En définitive, l'inhumanité est tout autant le reflet de la nature humaine que l'humanité. L'homme recèle en lui des capacités égales à faire le mal ou le bien. Lesquelles prévaudront en dernier ressort est fonction des circonstances.
Il en avait assez vu pour savoir qu’un intellectuel est aux imbéciles ce qu’un chiffon rouge est au taureau.