En levant mes yeux vers cette statuette du Bouddha offerte dans le temps par quelqu'un de très proche, aujourd'hui disparu, je me rends compte que j'avais refermé mon livre depuis un bon moment et que je l'avais gardé serré entre mes bras, contre ma poitrine. En tenant ainsi
VIVRE AVEC NOS MORTS près de mon corps, cadeau que je viens aussi de recevoir de quelqu'un de très cher, peut-être, me suis-je dit, nourrissais-je au fond cet espoir insensé de pouvoir le conserver à portée, tangible comme ce talisman en plâtre que mon regard venait de croiser. Afin de pouvoir faire durer cette suspension bienfaisante à l'emprise cruelle que le dieu Chronos exerce habituellement sur nous et que mon Bouddha khmer m'inspire quelquefois lui aussi à poursuivre. Pour que mon esprit et ma vue restent sensibles à la clarté de ces territoires mouvants de l'entre-deux où cette lecture m'avait momentanément ravi, cet espace ineffable entre être et néant, entre vie et mort, impermanence et éternité, sorte de no man's land multidimensionné partagé indifféremment par vivants et morts, à l'abri cependant de l'amertume et du pretium doloris intrinsèques à notre condition d'êtres endeuillés et rappelés par la même occasion à notre propre éphémérité.
Seule l'intelligence du coeur et un renoncement construit systématiquement sur un combat personnel et acharné contre le despotisme insidieux de nos egos timorés, défensifs et triomphants peuvent à mon sens engendrer des oeuvres d'une telle sagesse, aussi pleines de grâce, empreintes d'une telle simplicité et sincérité, faisant preuve d'une telle ouverture : océanique ! Peu importe à ce moment-là qu'elles soient rédigées par un croyant ou pas, lues par un athée ou pas, ou bien par un agnostique encroûté comme moi. Aucune importance. Ainsi soit-il ! Incha'Allah ! Saravá ! LeH'ayim ! À la vie !
Un livre qui en effet s'est ouvert à moi comme une grande fenêtre à croisée donnant sur la mer et faisant pénétrer l'air du large. Et que je ne voulais absolument pas quitter...
VIVRE AVEC NOS MORTS est un témoignage personnel et en même temps une oeuvre d'une incroyable densité et universelle, formidablement construite, libre et sans artifices, à la fois grave et drôle, touchante et intelligente, accessible et en même temps spontanément érudite. La préparation et le déroulement de cérémonies traditionnelles juives au cimetière, l'accompagnement des familles endeuillées par
Delphine Horvilleur lui permettent d'évoquer non seulement son rôle de rabbine, qu'elle envisage plutôt comme celui d' «une conteuse», essayant d'une voix adaptée à chaque situation de «faire dialoguer » les mots des familles «avec ceux d'une tradition ancestrale, transmise de génération en génération», mais aussi le maillage subtil qui se tisse à chacune de ses rencontres de la mort des autres, avec ses propres expériences, ses fantômes, son histoire et ses souvenirs personnels liés à la mort, sa lecture personnelle de la Bible ou son travail d'exégète des textes sacrés du judaïsme.
Accessoirement,
VIVRE AVEC NOS MORTS est aussi, de mon point de vue en tout cas, un formidable pied de nez, dépourvu néanmoins de toute forme d'hostilité ou d'attaque directement adressées, à cette brutalité latente qui nous menace de toutes parts, qu'elle soit de nature religieuse ou idéologique et politique, distillée quelquefois en discours chauvins et nauséabonds, masquée souvent sous l'apparence de prises de positions rationnelles ou historiquement justifiées, mais ne générant en réalité que crispations, clivages stériles et revendications ressentimentaires.
Aucun règlement de compte donc de la part de cette grande dame, femme et rabbine, libérale et «laïque» (on pourra y lire par exemple cette savoureuse réplique: « être un rabbin laïc {c'est] se réjouir que sous le ciel il y ait assez de vide pour que chacun reprenne sa respiration » !), farouchement non-alignée à l'actuelle politique d'occupation israélienne, aussi peu encline aux bondieuseries qu'à se laisser aller à toute forme de pensée magique, même si elle avouera sans complexes que malgré sa fréquentation assidue des cimetières, elle peut parfois en être la proie lorsqu'elle se retrouve confrontée à l'idée de sa propre mort ou à celle de ses proches : « Après une inhumation, je m'impose toujours un détour par un café, un magasin, peu importe (...). Pas question de la ramener [la mort] chez moi. Il me faut à tout prix la semer, la laisser ailleurs, près d'une tasse de café, dans un musée ou une cabine d'essayage, et m'assurer qu'elle perde ma trace et ne trouve surtout pas mon adresse».
Elle qui, ayant acquis une aura et une certification solides après avoir officié, entre autres aux obsèques de
Simone Veil, ou bien à celles de la psychanalyste Elsa Cayet, assassinée lors de la tuerie de Charlie en 2015, pourrait profiter de la tribune et de la visibilité désormais conquises pour prendre sa revanche vis-à-vis de ceux que ses choix et sa sensibilité atypiques avaient froissés au départ, déclenchant à l'époque de nombreux griefs et de stupides discriminations à son encontre. Au contraire,
Delphine Horvilleur semble avoir su tirer une leçon souveraine de cette tendance quasiment constitutive de la pensée à vouloir abolir les contraires, à polariser les discours, à hiérarchiser les pratiques et à rejeter les parcours hors normes.
Ainsi, avant de faire le procès les uns des autres, faudrait-il peut-être, nous conseille la rabbine depuis son point de vue d'exégète de la Bible, commencer déjà par reconnaître que nous portons tous, en nous, l'ombre d'un Caïn primordial. Nous sommes tous potentiellement des Caïn (« possession » en hébreu) cherchant à acquérir et à conquérir, à cacher nos grands forfaits et nos petites turpitudes, à nos accrocher à des vaines certitudes, à bâtir des murs solides, prêts parfois, si l'on me permet de paraphraser quelque peu la voix du génial Maïakovski, «à sacrifier nos vies pour une maison ou pour une tranchée». Au début de toute cette affaire, souvenez-vous, Caïn tue son frère Abel (« souffle évanescent », « buée » en hébreu). « Il s'agit toujours de se débarrasser d'Abel, d'effacer tout ce qui vient nous rappeler que rien ne dure, qu'il faudra faire avec le manque et renoncer à tout ce qu'on acquiert».
Cinq étoiles, donc, et très lumineuses à ce
VIVRE AVEC NOS MORTS, livre d'une intelligence et d'une sensibilité rares, à lire et...à offrir (j'ai entendu dire autrefois que selon certaines croyances populaires les vertus des amulettes reçues en cadeau seraient décuplées !).