Peu après ce 30ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, il peut sembler surprenant de découvrir que durant quelques années ayant suivi la fin de la 2ème guerre mondiale, environ 5 000 Français ont volontairement quitté la France pour aller vivre en Union Soviétique.
L'auteur a interrogé plusieurs dizaines de familles de ces « Retournants ». Des extraits de leurs témoignages alternent avec des commentaires de l'auteur, de manière très vivante. La construction de l'ouvrage donne une vision d'ensemble, et permet de comprendre des expériences individuelles originales aux nombreux points communs. Il est dommage cependant que le regroupement de citations par thèmes de chapitres ne permette pas d'identifier les parcours complets des témoins.
L'auteur rappelle d'abord le contexte politique de l'époque, expliquant ainsi les raisons de choix d'émigration vers l'Est.
Le 14 juin 1946, Staline annonçait une amnistie pour les Russes qui avaient fui le pays lors de la Révolution de 1917 et de la guerre civile qui l'avait suivie ; Staline les invitait à rentrer. A partir de 1945, le "généralissime" - malgré les nombreuses et graves erreurs stratégiques qu'il avait commises avant et au début du conflit armé contre le Reich - s'était auréolé des mérites de la victoire sur le nazisme. Pour faciliter l'engagement patriotique, pendant la guerre, Staline avait légèrement assoupli le contrôle idéologique sur les populations (autorisant par exemple la réouverture d'églises orthodoxes). Beaucoup de Russes « blancs » réfugiés en France n'avaient en outre pas perdu l'espoir d'un retour au pays natal, lorsque le régime communiste s'effondrerait, dans un futur qu'ils espéraient proche. En France, en 1945 et 1946, des tickets de rationnement alimentaire avaient été mis en place, tandis que la propagande soviétique en vantait une réussite économique, pourtant fort éloignée de la réalité.
Les « Retournants » déchantèrent vite… En Union soviétique, ils furent considérés comme des citoyens de seconde zone. Attirés par les autorités soviétiques pour leur apport en main d'oeuvre, ils furent considérés par une partie de la population comme des espions (ou simplement comme des personnes avec lesquelles il valait mieux ne pas être lié). Et les différences culturelles restaient difficilement surmontables dans un contexte de terreur politique et de méfiance (« Ayant connu la liberté, les Retournants ont tous eu une façon de penser, d'agir, et de réagir différente de celle des soviétiques qui les entouraient ». Un homme écrivit à sa sœur, pas encore revenue en Union soviétique : « Nous t'attendons sans faute ! Viens nous rejoindre dès que tu auras marié Macha… » ; or Macha avait deux ans à l'époque... Cet extrait est très révélateur de la censure politique qui régnait alors en URSS.
Les autorités françaises, pourtant informées du sort de ces émigrés, furent totalement passives. Au nom du maintien de « bonnes » relations franco russes, elles firent comme si les Français partis à l'Est avaient ainsi perdu leurs droits élémentaires (« Abandonnés par la France, l'immense majorité des Retournants mourront au goulag ou isolés à des milliers de kilomètres de Moscou »).
Après la mort de Staline (1953) et après la dénonciation du culte de la personnalité par Krouchtchev (lors du 20e Congrès du PCUS, en 1956), il y eut même une seconde vague de « Retournants » ! Moins nombreux que les « Retournants » de la fin des années 40, ils découvrirent avec effroi que le régime soviétique était resté dictatorial, même si l'envoi au Goulag nécessitait désormais d'autres prétextes que la seule nécessité d'y disposer de main d'oeuvre.
Certains Retournants (les plus jeunes au moment du départ) eurent la chance de pouvoir revenir en France. Mais beaucoup étaient devenus trop âgés pour faire le voyage. D'autres étaient tout simplement trop pauvres pour s'offrir le voyage (« Si le rideau de fer est bel et bien tombé, il a laissé sa place à un autre rideau… d'argent ! »).
Cet ouvrage m'a permis de découvrir les Retournants, de comprendre les raisons de leurs choix, ainsi que d'appréhender les difficultés auxquelles ils furent confrontés. La France ne sort pas vraiment grandie de la manière dont elle s'est comportée avec eux.
Un livre à découvrir.
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Imaginons que la Seconde Guerre mondiale ait eu une autre issue, que le Reich en soit sorti victorieux, triomphant, ce qui n'était nullement souhaitable bien entendu ; imaginons des émigrés antinazis allemands comme Brecht, Remarque, Marlène Dietrich, ou Thomas Mann, retournant de leur plein gré dans le Reich victorieux. C'eût été paradoxal !
Ce qui s'est passé avec l'émigration russe relève du même paradoxe.