Aujourd'hui, dans les manuels, on vous répète tout le temps : « La mémoire est une faculté qui nous permet d'utiliser l'expérience ». C'est un enfantillage. L'utilisation de l'expérience est une conduite très compliquée, très difficile et très tardive. Si on avait attendu l'utilisation de l'expérience pour avoir la mémoire, elle ne se serait jamais constituée. La mémoire a commencé pour des raisons beaucoup plus modestes. Elle a eu d'abord des buts très élémentaires, puis ces buts se sont compliqués à mesure qu'elle même se perfectionnait. Il en est ainsi de toutes nos actions qui commencent modestement par acquérir quelques petits résultats immédiats et qui se développent de plus en plus. La mémoire a été au commencement le simple ordre donné, à des absents. Le commandement, si utile avec les hommes, s'exerçait mal quand l'homme était un peu loin, quand le soldat n'était pas présent ; il y a eu une complication du langage quand on a parlé à des absents. Il s'agit d'ordres donnés à des absents et il n'est pas question d'expérience.
On m'a promis un château. Quel intérêt y a-t-il dans cette promesse C'est de recevoir le château. Si je ne le reçois pas, la promesse est un mot vide de sens qui n'a aucun intérêt. Mais comment est-ce que je puis recevoir le château ? À la condition que la personne qui a fait la promesse s'en souvienne, ou bien il faut au moins que je m'en souvienne et que je puisse le lui rappeler.
La mémoire est une réaction sociale dans la condition d'absence. En réalité, l'acte de mémoire est une invention humaine, comme tous ces actes que nous considérons comme des tendances banales et dont nous faisons le fond de notre vie, alors qu'ils ont été construits peu à peu, par des hommes de génie.
Par conséquent, se souvenir, pour un homme isolé, est inutile, et Robinson, dans son île, n'a pas besoin de faire un journal. S'il fait un journal, c'est parce qu'il s'attend à retourner parmi les hommes. La mémoire est une fonction sociale au premier chef.
La mémoire a pour but de triompher de l'absence et c'est cette lutte contre l'absence qui caractérise la mémoire.