Historiquement, la psychanalyse postfreudienne s'est éloignée de la psychologie scientifique, devenue suspecte du fait du développement du béhaviorisme, ce qui l'avait conduite à délaisser le courant biologique freudien et à se rapprocher des sciences humaines. Aujourd'hui, alors que la révolution cognitive des années 1960 a eu raison du behaviorisme, les conditions d'une coopération entre psychanalyse et psychologie cognitive devraient en principe se trouver réunies. Les sujets sur lesquels les deux approches pourraient se confronter ne manquent pas. Je pense par exemple à l'intérêt que l'une et l'autre portent aux mécanismes de la relation interindividuelle. Il s'agit bien là d'un champ d'expertise commun, auquel d'ailleurs aucune théorie psychologique qui se veut complète ne peut échapper.
Dans la théorie psychanalytique, la relation interindividuelle est doublement fondatrice: d'une part, sur le plan ontogénétique, elle structure le développement affectif de l'enfant et constitue le pivot de la dynamique psychique du futur adulte; sur le plan pratique, d'autre part, elle devient le centre de la relation thérapeutique dans la cure, le psychanalyste et sont patient formant une unité où les deux psychismes interagissent. C'est une des forces de la théorie psychanalytique que d'avoir mis l'accent sur le rôle du lien interindividuel à une époque où la psychologie objective n'offrait qu'un point de vue solipsiste, celui de l'adaptation de l'individu à un environnement constitué de stimuli demandant des réponses, ou source de problèmes à résoudre. Quant à la psychologie cognitive, elle a élaboré de sont côté de nouveaux concepts pour rendre compte, dans un cadre plus large, du fonctionnement des relations interindividuelles. Son idée directrice est que chaque adulte dispose d'une compétence sociale qui lui permet de lire l'esprit de ses congénères, de leur attribuer des états mentaux éventuellement différents des siens, et donc de réaliser que les autres possèdent, eux aussi, un "Je". Il existe deux conceptions de cette capacité de mind-reading: l'une postule qu'il s'agit d'un savoir (d'une "théorie de l'esprit") acquis pas l'expérience, fondé sur la connaissance qu'il existe chez les autres et chez soi-même des états mentaux que l'on peut prédire et expliquer au même titre que d'autres phénomènes de la nature. C'est donc à partir d'un raisonnement théorique et de lois tacitement admises que l'attribution d'états mentaux pourrait avoir lieu. L'autre conception, au contraire, postule que le mind-reading est un phénomène instinctif qui se déclencherait automatiquement autour de l'âge de quatre ans pour réaliser une simulation de l'état mental de l'autre à partir de l'observation de son comportement. Cette conception "simulationniste" du mind-reading se rapproche de la notion de simulation motrice dont j'ai abondamment parlé dans le chapitre sur l'action.
Un recul d'une cinquantaine d'années donne une profondeur de champ suffisante pour évaluer la cohérence d'une démarche scientifique. Non pas que la cohérence soit en elle-même une garantie de qualité ou d'originalité; mais dès lors que la démarche a réussi, même partiellement, et qu'elle est parvenue à un terme, même provisoire, elle permet de rechercher comme les idées, les projets et les résultats se sont enchaînés pour aboutir à ce terme. Comme souvent dans la pratique de la science, le but ne devient claire qu'a posteriori, il se dégage d'une évolution qui n'est pas prévisible au départ, qui fait qu'on n'a finalement par trouvé ce qu'on croyait chercher; C'est tentative de reconstruction qui a motivé l'écriture de ce livre.
Ancien étudiant de l'École Normale Supérieure, Romain Ligneul est chercheur en neuroscience à Lisbonne (Center for the Unknown, Fondation Champalimaud). Après une thèse à l'Institut Marc Jeannerod (Lyon, CNRS) durant laquelle il a notamment travaillé sur la perception des probabilités chez les joueurs pathologiques, il a étudié les mécanismes neurocognitifs impliqués dans les comportements exploratoires et dans la capacité des humains à évaluer le contrôle qu'ils exercent sur leur environnement. Ces travaux l'ont progressivement amené à questionner la formalisation des concepts de causalité et de hasard en sciences cognitives.
Conférence : Faut-il perdre le contrôle pour mieux le retrouver ?
Samedi 3 juillet 2021, 15h15 - 16h — Amphi Abbé-Grégoire
Le contrôle exécutif constitue un trésor évolutif permettant aux êtres humains de réussir des tâches cognitives incroyablement complexes. Parce qu'ils s'opposent aussi bien à la stochasticité de notre cerveau qu'à la stochasticité de notre environnement, les comportements dits contrôlés sont fréquemment associés à de meilleures « performances » telles que mesurées en laboratoire. Cependant, cette association entre contrôle exécutif et performance est loin d'être universelle et elle mérite à bien des égards d'être questionnée. Dans cet exposé, je montrerai notamment pourquoi notre contrôle exécutif est parfois indésirable et pourquoi notre capacité à produire l'aléatoire est souvent indispensable. Ce faisant, je m'efforcerai montrer comment la théorie de l'information peut permettre d'articuler les concepts de contrôle, de hasard et d'agentivité de façon cohérente et parfois inattendue.
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