Finnegans wake
I. A l'origine, cet étrange livre s'appelait « Travail en cours » ; il est devenu par le choix de l'auteur,
Finnegans wake. Ce titre fait référence à une chanson populaire (à boire) Irlandaise des années 1850, et qui relate la « résurrection », par le wisky, de Finnegan, ivrogne notoire, ayant mortellement chuté d'une échelle. Il y a là sans doute une référence à un mythe que je ne connais pas.
Je reconnais bien du mérite à
Philippe Lavergne pour avoir traduit cette oeuvre bizarre et illisible. Il est vrai qu'il lui a fallu 20 ans pour y parvenir. Ce n'est pas étonnant, ce récit a demandé, à Joyce, 17 ans d'effort, une publication en feuilleton incertaine et critiquée ainsi que des traductions partielles. P. Lavergne a trouvé ce livre passionnant. Cela étant, sa traduction semble par endroit controversée par des spécialises de Joyce. En tout cas, c'est celle-là qui donne aux Français la possibilité de lire l'oeuvre dans son intégralité, s'ils en ont le courage. Il reste que ceux qui connaissent l'anglo-irlandais, le latin (y compris de cuisine), l'hébreu, l'arabe, quelques autres langues européennes, ont beaucoup plus chance que moi, de «goûter » l' oeuvre dans son originalité.
Dans les années 2000, une Chinoise a traduit FW dans sa langue idéogrammatique. Ça lui a coûté 8 années de dur labeur. Lors d'une conférence tenue à Shanghai, Dai Congrong, c'est son nom, a expliqué que le roman était difficile à lire en anglais et qu'il devait donc l'être en chinois : «Je n'aurais pas été fidèle à l'intention originelle du roman si ma traduction l'avait rendu facile à comprendre.»
Et pourtant le livre se serait bien vendu : 8000 exemplaires en un mois. C'est, tout de même, plus du double des ventes de l'édition originale irlandaise, en 1939 : 3400 exemplaires. Les lettrés chinois n'ont pas tous été d'accord sur l'intérêt de l'oeuvre. Un critique y a vu «un courant sans précédent de vanité». Un lecteur shanghaïen a
écrit sur son compte Weibo (le Twitter chinois):«Qu'un livre aussi élitiste provoque un tel raz-de-marée commercial me dépasse. Peut-être se diffuse-t-il parce que c'est une marchandise qui attire les prétentieux.» Un universitaire a, quant à lui, conclu que Joyce était un «malade mental».
Ces informations sont disponibles sur la Toile. Pour comprendre pourquoi Joyce apparaît comme l'un des plus grands écrivains du XXème siècle, il faut effectuer quelques recherches que le Web facilite. En tout cas, ma curiosité m'y a conduit, comme elle m'a poussé, à lire
Finnegans Wake, à vérifier sur le Net : la prononciation du titre, les origines de la chanson et ce qu'elle raconte, à rechercher la signification du titre : l'éveil des Finnegans, l'éveil des descendants de Finn (?), l'éveil de l'Irlande ? Tout un symbole quand on sait que Joyce a souvent critiqué « la paralysie morale » de ses concitoyens. Et enfin à lire la biographie sommaire de l'auteur proposée par Wikipédia.
Par ailleurs, j'ai pu constater que les psychanalystes (
Lacan, notamment) en ont fait un sujet d'étude – l'idée d'un Joyce potentiellement schizophrène, plus ou moins pervers et malade mental comme le montre sa correspondance avec
Nora sa femme, est bien ancrée dans ce milieu. Enfin, l'oeuvre de Joyce fait, depuis longtemps, l'objet de savantes analyses, de décryptage partiel, de critiques littéraires par des universitaires de tous horizons. FW a été transcrit dans une partition de jazz ; il a donné lieu à des mises en scènes théâtrales. On a dit que plus qu'une lecture silencieuse, l'oeuvre s'apprécie mieux par une lecture à voix haute, car le son, mieux que le sens des mots ferait tout le sel du récit.
II. Pourquoi, toutes ces recherches ? Pour tâcher de comprendre et par respect pour l'Art et la Littérature.
J'ai eu l'occasion d'expliquer sur Babélio, ce que je pense d'
Ulysse ; l'objet du présent texte est identique ; que pensé-je de
Finnegans Wake ? D'emblée, je dirai qu'avec ce récit, je n'irai pas plus loin dans mes lectures joyciennes. Ma démarche de compréhension a été difficile : je ne possède aucune compétence psychanalytique pour tirer des conclusions sur l'état mental de Joyce à partir de ses écrits. Tout homme, normalement constitué peut coucher sur le papier qui lui servira de soupape ou d'exutoire, ses fantasmes les plus inavouables. Les écrivains le font plus aisément que le commun des mortels enclin à ne pas permettre le franchissement de ses phantasmes, sexuels notamment, hors de son intimité avec l'autre ou tout simplement hors de sa pensée. Quoique les sites Internet poussent à l'audace de nos jours...
Je ne connais rien non plus du symbolisme qu'est supposé exprimer l'anneau ou le noeud borroméen impliqué dans le récit – ce que je n'ai pas perçu du reste. Je n'ai pas lu
Giambattista Vico, le philosophe italien (à cheval sur les 17ème et 18ème s.) que le livre cite et qui aurait été une source d'inspiration pour Joyce, en raison, a-t-on dit, de sa théorie cyclique de l'Histoire avec ses trois âges (celui des
dieux, des héros, puis des hommes). Je ne connais
G. Bruno – autre inspirateur – que de nom. Enfin j'ignore pratiquement tout de la mythologie irlandaise (enfin, plus tout à fait maintenant...)
III. Alors quelles ont été mes impressions de lecture ?
D'abord, je dois avouer que je ne tenais pas plus de trois ou quatre pages d'affilé, en gardant ma concentration. Il me fallait ensuite poser le livre afin de reposer mes neurones, voire d'abandonner la lecture pendant un certain temps. C'est la raison pour laquelle, ma lecture de Joyce n'a jamais pu être exclusive et continue. C'est ma manière de lire en général, je passe d'un livre à un autre, d'un thème à un autre ; mais en la circonstance, j'ai mis presque deux ans à lire FW. Je n'y ai pris aucun plaisir ; il n'est certes pas nécessaire de trouver du plaisir dans ses lectures, au sens évident du mot plaisir. Il est des lectures très intéressantes et ardues. Cependant, je me suis adonné à une lecture obstinée et curieuse ; un peu par défi. Je tenais à savoir où elle me conduirait.
Joyce a adopté volontairement un style décousu, chaotique, en construisant des phrases monstrueuses dont les mots et le sens, par endroit, se laissent, malgré tout, découvrir sous leur gangue tératogène. En revanche, le sens général d'un paragraphe, la signification globale d'un ensemble de textes m'ont souvent échappé. L'objectif poursuivi est resté obscur, caché : Que veut-il dire à ses lecteurs ? Pourquoi adopter ce charabia ? Voilà la réflexion que je me faisais en émergeant d'une série de lignes aux caractères typographiques étrangement assemblés.
On a écrit que les 17 chapitres du livre, sont 17 manières de présenter le même sujet, c'est-à-dire, Joyce lui-même ; une autobiographie répétée 17 fois en quelque sorte, avec un style qui varie d'un chapitre à l'autre. Je n'ai rien compris de tel. La courte préface de
Philippe Lavergne ne m'a pas été d'un grand secours au début de ma lecture et pas davantage lorsque je l'ai relue en abordant les deux derniers chapitres.
D'autres spécialistes déclarent que Joyce raconte l'histoire de « Monsieur Tout le monde (Earwiker ) et de sa famille, sa femme Anna Livia Plurabelle, les jumeaux, Shem et Shaun et Isabelle). Je dois avouer que je n'ai rien perçu d'aussi explicite. Mais je crois bien volontiers ces spécialistes. L'oeuvre est parsemée de références bibliques, religieuses, scientifiques, littéraires : de nombreux personnages historiques appartenant à ces disciplines sont cités soit directement, soit de façon allusive, par leurs oeuvres ou leurs actions, par exemple. On les identifie sans peine dans des postures plus ou moins favorables.
Joyce manipule de nombreuses références à la mythologie celto-irlandaise, il cite au chapitre 15, Fionn Mac Cumaill qui, accidentellement, a acquis toute la sagesse du monde en goûtant la chair du fameux saumon éponyme, au détriment de Finegas ou Fin Ece, lui aussi, évoqué ici ou là. Il convoque la Lifey (des lavandières qui jasent sur Anna Livia Plurabelle), qui traverse Dublin comme la Tamise, Londres. Il est aussi question du village Chapelisold ou vivent Earwiker et sa famille et que j'ai confondu un instant avec « Tristan et Ysold », c'est vous dire … !
Bref ! Joyce connaissait ses classiques irlandais et bien d'autres choses encore sur la pointe de la plume. Il a d'ailleurs rappelé, afin de répondre aux critiques, que chacune de ses phrases, chaque mot a été réfléchi et révèle un projet littéraire profond et sérieux. Cependant, il n'a pas toujours convaincu ses pairs,
Ezra Pound, par exemple.
J'ai tenté de comprendre dans cette saga familiale qui se réfère à celle de Snorri (en passant) le rôle des jumeaux Shem et Shaun, celui-ci passant pour un patriote (aimant le saumon) et celui-là un traître. Mais je n'ai rien compris.
Parfois, il m'a fait penser au livre pour enfant Où est Charlie ? On peut jouer en effet, à débusquer dans son « galimatias», tel personnage connu, telle forme biblique, telle allusion scientifique, tel fait historique, telle expression grammaticale française (Joyce a vécu en France, comme
H. Miller et d'autres). Cependant, la plupart des pages me sont demeurées obscures. Je ne peux que supputer. Je l'ai même cru antisémite, comme son copain Pound qu'il cite, en le substantivant. Mais non, d'après un article qui compare Joyce et
Proust.
Il semble avoir une culture encyclopédique lui permettant de se référer aux mythes égyptien, hindou, amérindiens, etc. Il connaît bien la Bible qui est très présente dans cette oeuvre ; il la traite de manière très irrévérencieuse. J'ai eu le sentiment que Joyce semblait s'identifier à une espèce de démiurge, créateur de son Irlande natale dont il cite les caractéristiques (rivières, forêt, montagnes, souverains, personnages historiques ou mythologiques, etc.) comme les ayant établies et avec lesquelles il aurait créé un lien quasi charnel.
Aurait-il lu ou été influencé par son contemporain
W B Yeats ? Car ce poète s'est résolument engagé pour le nationalisme irlandais dont il a été un des acteurs et connaissait sur la pointe de la plume les légendes et les mythes des contrées irlandaises, alors que Joyce a fui Dublin pour ne plus y remettre les pieds ? Je ne l'ai pas reconnu dans le récit joycien et les relations critiques n'en disent rien... du moins celles que j'ai lues. En tout cas, cela donne au récit joycien une dimension fantastique, et désoriente le lecteur. En effet, à un moment, ce lecteur va s'apercevoir que Joyce est passé, sans avertissement, à autre chose, à un autre sujet ; en quelque sorte, il est passé d'un coq à un âne (lequel peut être le lecteur lui-même...).
Joyce aime cabotiner, il se moque visiblement de celui qui le lit, son récit peut être comique, voire burlesque avec ses jeux de mots bizarres, ses trouvailles sémantiques inattendues, ses onomatopées qui arrivent « comme un cheveu sur la soupe ». Par exemple, il sort un récit juridique incongru, absurde, empruntant au style judiciaire comme le ferait un notaire ou un magistrat, mais dans un style « charabiaisque » quand même.
D'après ma compréhension, il semble régler ses comptes avec la religion catholique romaine (à la limite du blasphème et de l'obscène), la puissance étrangère qu'est l'Angleterre, avec même ses compatriotes, peut-être avec ses propres échecs - c'est un écrivain qui a beaucoup galéré - et avec ceux de son père, de sa famille... Il les règles avec d'autres écrivains, notamment
Ezra Pound dont il aurait été proche. Il les règles enfin, me semble-t-il avec
L Histoire...
Il semble vouloir les régler avec
Dieu soi-même. Etait-il athée ? Je cite P. Soler « Lorsqu'on demandait à
James Joyce pourquoi il ne quittait pas le catholicisme pour le protestantisme, il répondait cette chose sublime : « Je ne vois aucune raison de quitter une absurdité cohérente pour une absurdité incohérente. » Propos recueillis par
Aurélie Godefroy et
Frédéric Lenoir pour le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17 . Mais ça ne répond pas à ma question. Les psychanalystes ne m'apportent pas, non plus, une réponse claire. Par conséquent, Joyce reste, pour moi, un catholique plutôt énervé contre son église.
Il laisse également s'exprimer ses fantasmes et ses tensions sexuelles à coup de phrases obscènes, mélangées de références religieuses ou mythologiques. Les femmes et les filles, semblent être réduites à une dimension sexuelle plutôt dégradante... Eros et le sexe sont quasiment partout dans le récit, avec une certaine rage, une volonté d'être le plus obscène possible (je dirais le plus ibscène possible, et vous aurez reconnu
Ibsen le Norvégien).
Parle-t-il de sa femme
Nora, de sa fille Lucia, malade mentale (nommée parfois) ? Certainement. Il évoque sans doute des aspects quotidiens et douloureux de sa vie privée et familiale, mais je conjecture, car je n'en sais rien. Je me suis même demandé s'il n'avait pas été agressé sexuellement dans son enfance ou sa prime jeunesse, en raison de certaines allusions assez explicites sur les prêtres, notamment au chapitre 15 ... Mais je peux me tromper...
En tout cas, avec ses jeux de mots faciles, comme pourraient en formuler des collégiens, il laisse sourdre, colère, dépit, frustration (vis-à-vis d'un père ayant échoué) nostalgie de Dublin, regret à l'égard d'Eirin divisée, appauvrie et dont le peuple fut grand, il y a si longtemps (avant la conquête saxonne), et malgré l'énergie dépensée par l'Irlando-Hispano- Américain de Valera. C'est que, comme l'a fait observer un analyste, le récit ne semble pas s'intéresser à la politique, car il ne dit rien de la guerre civile et puis le voilà publié en 1939, au moment où le monde s'apprête à plonger dans les ténèbres. J'ai eu le même étonnement après ma lecture de «
La Recherche... ». On n'aurait jamais dit que la première guerre mondiale était passée par là... La capacité de l'artiste à s'isoler de son époque est assez extraordinaire.
Je faisais observer que J. Joyce était aussi un farceur ; dans sa
vision de l'éternel recommencement à la Vico, il achève le récit avec une phrase qui se poursuit au début dudit récit, invitant le lecteur à une relecture circulaire, se laissant happer par la folie tourbillonnante de l'auteur. Bref ! N'importe quoi !! Ai-je aimé ? Non ! Mais aucun regret de l'avoir lu. Cela me conduit au commentaire suivant :
Il faut respecter la liberté de l'artiste. C'est au nom de cette liberté que l'Art, la Littérature ont pu évoluer vers d'autres horizons esthétiques. Ainsi, Joyce s'est orienté vers l'écriture expérimentale, comme d'autres. Il a fait évoluer sa plume au gré des pensées qui traversaient son esprit, et qu'il enrichissait d'associations d'idées, de jeux de mots, d'assonances ou d'allitérations souvent incongrues. Il s'amusait, en réalité. Ce faisant, il a pris un grand risque, celui de n'être point compris, ni de ses pairs, ni de ses lecteurs, (quoiqu'il pose la question vers la fin du récit " En est-il un qui me comprenne ?") à part un très petit nombre qui estime avoir compris les intentions de Joyce et qui a trouvé le texte génial et fondamental pour la littérature moderne du XXème siècle.
IV. Pour conclure, je constate ceci :
L'art contemporain, notamment la peinture, a proposé à l'oeil des oeuvres que celui-là voit sans effort et dont il se détache tout aussi facilement s'il ne les comprend pas. Cela n'empêche pas les musées d'être fréquentés par des tas de curieux venus jeter un oeil sur des réalisations absconses. Ils peuvent regarder sans effort, sans fatigue mentale.
La musique contemporaine propose, de son côté, à l'ouïe un chaos de sons que quelques initiés font mine d'aimer, mais le grand public s'en détourne. Ecouter de telles partitions nécessite un effort que l'oreille ne peut supporter au bout de quelques instants. Et les ondes ignorent, en général, la musique contemporaine. On y entend plus fréquemment Mozart, ou Beethoven ou Chopin...
L'écriture expérimentale qui exprime, elle aussi la liberté de l'écrivain, à la manière de Joyce, mais il y en a d'autres, oblige à un effort mental, intellectuel, encore plus grand de compréhension. Les lecteurs ordinaires qui sont les plus nombreux s'y refusent, au bout de deux ou trois pages. L'écrivain les fait fuir...Peut-être est-ce l'effet qui a été recherché ?
En tout cas, l'écriture expérimentale, peut faire la joie des commentateurs et autres chercheurs universitaires, mais ne nourrit pas son auteur... ni n'enrichit les libraires... et, de surcroît, elle fatigue le lecteur.
Pat.