Le Château hanté par K et par ses fantômes reste hermétique. Et
le Château dépeuplé hante ses fantômes.
K, épuisé, sombre dans le sommeil comme il sombre dans la vie. "Ainsi jouait-il avec les rêves et ses rêves avec lui".
Il s'endort à l'auberge du village, derrière le comptoir, la buvette étant le seul lieu autorisé aux étrangers pour y séjourner ou pour y passer la nuit. le comptoir, ce lieu de sempiternelle attente, sert d'antichambre. Et il boit : du rhum, du cognac, et encore du rhum. Et il rêve.
Il rêve du Château qui ressemble à s'y méprendre à l'auberge, au village. Les chambres de l'auberge sont réservées aux messieurs du Château, des chambres interdites d'accès aux étrangers, aux gens de passage.
K, un "vulgaire vagabond", "un homme dans les trente ans, assez dépenaillé, en train de dormir sur une paillasse avec un minuscule sac à dos sous la tête en guise d'oreiller et un bâton noueux à portée de main" est un homme qui erre. Il se réclame arpenteur, comme si c'était une plaisanterie. En effet, "il n'y a pas la moindre trace d'un arpenteur" sur la neige, aucune trace de pas, mais [c]'était donc une erreur ? [...] Bizarre, bizarre. Comment faut-il [expliquer] ça à M. l'arpenteur [...]
le château l'avait donc nommé arpenteur".
Le château le nomme arpenteur du village, mais lui, ce qu'il veut, c'est passer de l'autre côté, ne pas être cantonné au village, afin d'accéder au château. K se met donc en route.
"K cependant était désorienté [...] Au début la longue route pour venir ici ne semblait pas du tout l'avoir accablé – comme il avait marché des jours durant, tranquillement, un pas après l'autre ! - mais maintenant, tout de même, les effets de cet effort extrême se faisaient sentir, et ils tombaient mal à dire vrai. [...] Si, dans l'état où il était aujourd'hui, il se forçait à prolonger au moins sa promenade jusqu'à l'entrée du château, il en aurait fait plus qu'assez.
Ainsi se remit-il à avancer, mais c'était loin. La route, en effet, cette grand-route du village, ne montait pas au sommet de la colline du château , elle ne menait qu'à proximité, après quoi elle faisait presque exprès de tourner, et même si elle ne s'éloignait pas du château, elle ne s'en approchait pas davantage. K attendait toujours que la route bifurque enfin vers
le château, et c'est uniquement poussé par cette attente qu'il continuait de marcher ; en raison de sa fatigue, manifestement, il hésitait à abandonner la route, et il s'étonnait aussi de la longueur du village, qui n'en finissait pas [...] , et puis la neige et l'absence d'âme qui vive – finalement, il s'arracha à cette route qui le tenait prisonnier, une étroite ruelle l'engloutit, la neige était plus profonde encore, en extraire les pieds qui s'y enfonçaient était un travail difficile, il transpirait, soudain il s'immobilisa, il ne pouvait aller plus loin".
L'enlisement dans la neige, comme dans les pages blanches d'un livre aux caractères indéchiffrables, épuise K, comme le lecteur. le lecteur, comme l'arpenteur, doit relever, prendre des mesures, pour délimiter le terrain.
Les lettres disséminées dans le roman sont interprétées à tort ou à raison, selon les circonstances, selon les personnages ou selon les lecteurs. Kafka présente plusieurs versions d'un même évènement, il multiplie les points de vue et il déroule ainsi toute l'histoire, en jouant des contradictions qui ne sont le plus souvent qu'apparentes. "[V]ous en avez gardé cette mentalité qui consiste à tirer d'une broutille que vous voyez réellement des conclusions d'ensemble aussi grandioses que fausses". Notre vue est réduite dès lors qu'on observe une scène à travers le trou d'une serrure.
le Château adresse un défi au lecteur comme il adresse un défi à K. En effet, "on lui laissait le soin de choisir ce qu'il voulait faire des injonctions éditées dans la lettre, de savoir s'il voulait être un ouvrier du village nanti d'un lien avec
le château qui le distinguait mais n'était qu'une apparence, ou bien s'il voulait être en apparence un ouvrier du village qui faisait en réalité dépendre toutes les données de son travail des informations de Barnabas." Les paradoxes se posent. Qu'en est-il des rapports du village et du château dans le contexte donné ? " Ce village appartient au château, ceux qui y habitent ou y passent la nuit habitent ou passent plus ou moins la nuit au château. Personne n'en a le droit sans une autorisation [...]"
La première étrangeté, présentée comme une plaisanterie, une raillerie, c'est qu'il faut avoir l'autorisation nous dit-on mais il est demandé l'instant d'après si au contraire, il ne faudrait pas avoir d'autorisation, justement, pour y accéder, parce que la seule manière d'y accéder serait la transgression.
Sur la question de la transgression (sans laquelle il n'y a aucune progression dans
le Château), je m'appuie sur l'article suivant : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-4-page-117.htm# qui renvoie au Château mais plus largement à toute l'oeuvre de Kafka et tout particulièrement à la Parabole des Portes de la Loi. En effet, je ne peux m'empêcher de penser à la Parabole de Kafka lorsque je lis
le Château, parce qu'il s'agit là aussi d'ouvrir une porte, de passer de l'autre côté, quand il ne s'agit pas d'observer Klamm, cet avatar du Château, par un trou dans le mur ou par la serrure d'une porte. Mais que faut-il faire pour pénétrer dans
le Château sachant qu'un gardien, que plusieurs gardiens, tous plus forts les uns que les autres, gardent l'accès ?
Je cite l'article mentionné ci-dessus : "On ne peut qu'être frappé [...] par la ressemblance étonnante – récemment mise en évidence par un chercheur allemand – entre la légende kafkaïenne et une narration du Midrash, Pesikta Rabbati, sur la montée de Moïse au ciel, lors de son séjour au mont Sinaï. Arrivé aux portes du ciel, Moïse voit son chemin barré par un ange gardien, Kemuel, qui lui interdit l'accès à la demeure du Très Haut. Sans hésitation, le prophète l'assomme et continue son chemin dans le ciel. Il est bientôt confronté à un deuxième puis à un troisième ange gardien, tous deux bien plus puissants que le premier : le deuxième est six cents fois plus grand que le premier, mais il n'ose pas s'approcher du troisième, parce que son feu le brûlerait. Cela rappelle presque littéralement l'affirmation du gardien dans le texte de Kafka : « Le troisième gardien est si puissant que même moi, je ne peux pas supporter sa vue ». Dans le Midrash, Moïse est finalement admis auprès du Tout Puissant, qui l'aide à dépasser les dangereux anges gardiens"
L'homme de la Parabole de Kafka, lui, ne passe même pas la première porte parce qu'il attend l'autorisation, une autorisation qu'il n'aura jamais. K dans
le Château, comme Joseph K ose aller plus loin, du moins en imagination, en rêve. K s'endort au chapitre XXIII dans le lit de Bürgel, et rêve qu'il lutte avec un secrétaire nu, "très semblable à la statue d'un dieu grec". N'est-ce pas une parodie de la lutte de Jacob avec l'ange, avec Dieu ? Une lutte qui n'est pas vaine dans la Bible, parce que c'est alors qu'il reçoit sa bénédiction et le nom d'Israël. Mais le combat s'avère très drôle chez Kafka, c'est une plaisanterie parce que le combat n'est pas réel, que ce dieu grec, il lui arrache les plumes." Et K parce qu'il dort, n'écoute pas ce qu'on lui dit. Prisonnier de ses rêves, prisonnier du sommeil ou de l'ivresse, il ne voit pas que
le Château n'est qu'illusion [Le manuscrit s'interrompt]