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sur 1519 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Encore un roman sauvé du feu par Max Brod, l'ami infidèle qui a trahi son compère au bonheur des lecteurs. Un roman inachevé, certes, mais qui touche déjà à la perfection.

Le héros, cette fois, est un arpenteur convoqué dans un Château pour accomplir une mission. Or, cet homme qui s'appelle K. ignore tout de ce lieu et de sa tâche. Une fois arrivé au village près du château, il se trouve dans un entourage hostile. Il est seul face à tout le monde. K. avance dans l'incertitude vers son objectif, comme il avançait dans cette neige épaisse. A chaque fois qu'il croit franchir une étape dans son parcours, il se trouve réduit au néant. Il est perplexe devant toute cette complexité et cette perfection administratives qui ne sont au fond qu'un leurre.

En effet, l'administration dans ce roman est présentée comme une Olympe où se vautrent des divinités invulnérables et intouchables. Les fonctionnaires sont au-dessus de la plèbe. Les autres doivent obéir et subvenir à leurs besoins. Or, en dépit de cette sacralisation de l'administration, on essaie de montrer à K. qu'il ne faut pas prendre les choses au sérieux (c'est le but de la mission des deux aides de l'arpenteur) et que sa mission, qu'il croit importante, est en vérité insignifiante et dérisoire. Sa présence au village devient absurde. Il est un étrange étranger qui avance dans l'ignorance totale des moeurs et coutumes du village et des règles de l'administration, mais avec un entêtement inlassable, il se croit à chaque fois sur la bonne voie. Ses tentatives l'éloignent du château alors qu'il croit le contraire. C'est comme le fameux regard d'Orphée. Son regard l'éloignera à tout jamais de sa bien-aimée. Même ceux qui veulent le renseigner l'enfoncent dans le doute et la perplexité par leurs dires contradictoires (le maire, les lettres de Klamm, la femme de l'aubergiste, l'instituteur, Pepi…) d'où l'impression qu'on tourne dans un cercle vicieux et que les scènes se répètent à l'infini mais toujours avec du nouveau. On lui fait voir en même temps la possibilité et l'impossibilité de son objectif. Kafka présente les choses d'une manière caricaturale, il exagère les traits de caractère et les situations. Parfois, on a l'impression de voir un film de Hayao Miyazaki, surtout lorsqu'il nous décrit les bureaux du Château et l'hôtel des Messieurs.

Dans le procès, le péché de Joseph K. était la négligence et l'insouciance, or dans le cas de l'arpenteur, son péché est peut-être l'impatience. Une impatience justifiée sans nul doute. K. est impatient de rejoindre son poste et d'exercer son métier alors que l'administration agit d'une lenteur intenable. K. est balancé d'une administration à l'autre et à chaque fois qu'on lui montre une lueur, une toute petite lueur, elle est tout de suite éteinte. K. ne veut pas entendre les vérités annoncées par les autres ; que sa convocation n'est qu'une erreur administrative, que sa relation avec Frieda va la perdre, que le messager fait tout son possible pour lui être utile…

Si K. est le personnage central du roman, les autres personnages méritent aussi notre attention. Chacun d'eux, surtout dans le cas des villageois, a su créer sa propre prison et angoisse. Ils vivent dans l'intense. Ils aggravent la situation avec leur raisonnement étrange. Observons la famille d'Olga qui a tout perdu à cause d'un acte simple et ordinaire et de leur manière à gérer la situation ; Pepi est sa façon de sacraliser le travail de serveuse ; la femme de l'aubergiste qui vit dans le passé d'une relation avec Klamm… Face à ces petites gens à l'existence mesquine vivent les fonctionnaires à tout jamais oisifs et toujours occupés, toujours présents et jamais saisissables.

Kafka est cet auteur qui peut à la fois nous faire rire et qui sait en même temps nous garder dans l'angoisse tout au long d'un chapitre. A la fin de la lecture, on a ce goût de l'infini, on a l'impression d'avoir manqué quelque chose ou de n'avoir pas saisi un sens ; ou au contraire d'avoir créé une interprétation fausse.
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"Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n'indiquait le grand Château."

Ce n'est peut-être pas un livre idéal pour la plage...
Cette atmosphère sombre, froide et nébuleuse présente dans "Le Château" va vous poursuivre tout le long de la lecture.
C'est une histoire où on ne peut croire personne, même pas le protagoniste principal. le trait le plus caractéristique de ce récit est paradoxalement le fait qu'il dispose d'autant d'interprétations que de lecteurs ; chacun peut s'approprier "Le Château" à sa façon.

J'ai presque l'impression que tandis que le travail des historiens consiste à décrire le passé, le travail des (bons) écrivains est de nous révéler les choses fondamentales sur ce qui est à venir. Et que Kafka avait exprimé dans ses oeuvres quelques symptômes caractéristiques du 21ème siècle. Je ne devrais pas essayer d'interpréter quoi que ce soit, sous peine de récolter des moqueries ou des grincements de dents, mais cette sensation de base est une certaine peur, une crainte, une échine courbée devant les autorités... qui mène au fait que finalement nous sommes toujours d'accord pour "jouer le jeu". Et à partir de là, il est difficile de revenir en arrière ; les engrenages se mettent en mouvement, pour ne laisser à la fin qu'un petit tas de farine animale.

Immédiatement après son arrivée au village, K., qui est probablement un arpenteur (ou peut-être fait-il seulement semblant) est confronté à un monde étrange, contrôlé par la bureaucratie locale.
K. s'adapte assez rapidement à la situation, mais son objectif principal - se rendre au Château et rencontrer quelqu'un qui pourrait l'éclairer sur son travail - reste insatisfait. À l'auberge, K. rencontre, entre autres, Frida, la prétendue maîtresse du tout-puissant Klamm, homme indispensable pour accéder au Château. (Hasard ou pas, mais "klam" signifie "mensonge" ou "mirage", en tchèque, et Kafka, même s'il écrivait en allemand, était tout de même un Pragois.) Cette mission impossible devient presque le but de la vie de K., mais les déroutants mécanismes officiels se dressent sur son chemin, tout comme ses nouveaux voisins.

Oubliez Voldemort, Sauron et Dark Vador. Il n'y a pas d'antagoniste plus terrifiant que l'inaccessible Château !
Osek ? Střela ? Frýdlant ? Siřem ?... les "kafkologues" ne sont pas d'accord sur la localité qui a inspirée le Maître, mais peu importe. Contrairement à ce qu'on pense, Kafka était plutôt un joyeux luron, et on peut voir ce livre comme une frasque absurde (même pas drôle ?), pleine de situations burlesques. On peut le voir comme une critique de la bureaucratie austro-hongroise, et avec un peu de bonne volonté même comme une parodie de la quête du Saint Graal. Mais j'ai toujours vu le Château comme une sorte de Mal moderne. La spécificité du Mal moderne n'est pas qu'il va vous affliger, tourmenter et même vous priver de vie - après tout, il le fait depuis toujours - non, le Mal moderne va vous attaquer personnellement et vous combler de remords. Tout ce qui vous arrive est de votre faute. Ordres, interdictions, consignes incompréhensibles et les menaçants mots "le citoyen est obligé" - peu de gens osent lever la tête, car l'individu n'intéresse personne, n'est-ce pas ? Tout le monde ne craint pas la Bureaucratie, tout le monde ne craint pas l'Etat... mais on craint tous au moins une Autorité spécifique.
Qui ne connaît pas cette situation où pendant une discussion passionnée tout à fait générale, quelqu'un vous attaque subitement "ad personam", comme on dit ? Un seul mot, et vous êtes déjà sur la défensive. Peu importe que vos arguments fussent excellents et justes; la querelle devient mesquine et personnelle, et on s'enfonce de plus en plus. Et l'histoire de l'arpenteur K. n'est pas différente. Il a peut-être une toute petite chance théorique de réussir au début du livre, quand il veut parvenir au Château et ses bureaux grâce au ceux qui travaillent tout en bas de l'échelle, en luttant avec peine pour chaque pas. Mais il ne réussira pas ; peut-être que le Château n'existe même pas, en réalité...

Kafka a confié à son copain Max Brod qu'à la fin K. devait mourir d'épuisement, mais cette absence de fin est peut-être la meilleure fin possible. le livre date de l'époque où la littérature commence à renoncer aux grandes valeurs universelles, pour mettre en scène un petit individu perdu et errant dans son propre univers, et devient un tremplin pour les écrivains aussi divers que Garcia Marquez ou Milan Kundera (qui a reçu le Prix Franz-Kafka de la part de ses ex-compatriotes en 2020).
Ô Kafka ! Ô Châteaux ! C'est presque sans défaut. 4,5/5
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Epuisé après sa longue marche, K. ne songe plus qu'à se reposer dans le petit village qu'il vient d'atteindre. Il lui faut toutefois une autorisation du château pour y passer la nuit. K. tente un coup de bluff en prétendant être un arpenteur recruté par le comte, et, à la surprise générale, l'administration du château confirme K. dans ses fonctions, et lui adjoint même deux aides pour l'assister dans sa tâche.

Au petit matin, K. tente d'éclaircir ce mystère, d'autant plus qu'on lui confirme rapidement qu'aucun travail d'arpentage n'est nécessaire dans le village. Mais tous ses efforts pour contacter l'administration se révèlent vains. On refuse de le recevoir, les fonctionnaires qu'il guette à la sortie de leur bureau préfèrent rester cloîtrés. Son comportement choque d'ailleurs les habitants du village, habitués à plus de respect pour cette prestigieuse organisation et incapables de comprendre autant d'obstination à déranger des personnalités respectables pour une requête aussi insignifiante.

Mais K. s'entête, multiplie les démarches. Il ne parvient toutefois qu'à se fâcher avec tous les habitants qui lui prodiguent des conseils, et les contacts qu'il pensait proches du château avouent au final ne pas comprendre le fonctionnement exact de l'administration et d'être même incapables de reconnaître avec certitude un fonctionnaire important. Et quand par hasard survient une petite ouverture, il la gâche par son comportement inadapté. Pendant ce temps, le château lui envoie des lettres pour le féliciter de son travail d'arpenteur qu'il ne peut accomplir…

Notre attitude envers K. se modifie au fil du récit. Au départ, on le soutient dans son combat contre ce système arrogant, on applaudit sa combativité, à l'inverse des habitants du village totalement soumis. Mais on comprend ensuite, bien plus vite que lui, que ses efforts resteront sans effet, qu'il s'agite pour rien. Son comportement devient alors pesant, pénible et épuisant. Ce roman est resté inachevé, mais je n'ai pas été surpris d'apprendre que Kafka comptait d'ailleurs faire mourir K. d'épuisement à la fin du récit. Il aurait bien été capable de faire mourir son lecteur de la même manière.

Le château est un roman qui nécessite beaucoup de concentration, mais j'imagine que personne n'a l'idée de lire Kafka pour se détendre sur la plage de toute façon. On peut y trouver plusieurs niveaux de lecture : on peut se contenter d'y trouver une critique des administrations tellement lourdes qu'elles perdent le contact avec la réalité, mais on peut également voir le château comme le symbole d'un idéal impossible à atteindre : le bonheur ou même le paradis pour certains commentateurs qui estiment que la religion est très présente dans l'oeuvre de l'écrivain.

Je conseille de bien choisir le moment pour ouvrir ce livre, car il nous force à tordre nos réflexes pour les adapter à sa logique particulière, mais quand on est dans les bonnes dispositions, c'est un vrai régal.
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Voilà bien des mois que le château siégeait au sommet d'une pile de livres à lire gigantesque et vacillante. Encore une fois, le challenge ABC Critiques est l'occasion de le remettre à portée de main.

L'histoire débute lorsque un arpenteur – que l'on qualifierait de nos jours de topographe ou de géomètre – nommé ici simplement K. – à l'image d'un certain Joseph K., personnage principal du Procès – débarque au « village », tard, un soir d'hiver. Il choisit de passer la nuit dans une auberge et d'attendre le lendemain pour se rendre au château où il a rendez-vous, croit-il, pour sa prise de fonction. Débute alors pour lui un enchainement d'évènements tous plus absurdes les uns que les autres.

Avec ce roman inachevé, publié en 1926 à titre posthume par le philosophe Max Brod, proche de l'auteur, je me retrouve à nouveau plongée dans ces ambiances typiques de Kafka. Absurdité, vacuité de l'existence, répétitions incessantes et infernales de faits similaires, acharnement vain, tentative échouée de rébellion, renoncement parfois, paranoïa aussi : tel est le lot de l'arpenteur.

Les quelques cinq cents pages du roman ne relatent finalement que quelques jours de l'existence de K. Cette contraction du temps, loin de l'accélérer, au contraire, semble le ralentir à l'extrême. En quelques heures des processus qui s'étaleraient sur plusieurs années dans une vie « normale » sont acquis et intégrés par les personnages comme des faits établis : les fiançailles de l'arpenteur en sont l'exemple le plus frappant.

Ce roman propose plusieurs niveaux de lecture et je ne sais pas toujours où me situer. Les personnages semblent tour à tour prisonniers d'eux-mêmes et de leurs propres pensées, incapables ou si peu de communiquer réellement et sincèrement entre eux, ou soumis à une autorité supérieure et indéfinie, celle du château. Pourtant, paradoxalement, si le château est au centre du roman et influence tous les faits et gestes des villageois, jamais la relation n'est véritablement établie avec lui ou ses employés. Masse imposante et informe, à qui ou à quoi puis-je identifier ce château ? A mon propre esprit auto-censuré ? Au « système », à la société ou à toute forme d'autorité politique extérieure à moi et qui viendrait contraindre mes choix ? La question du choix est centrale : absence de choix ou mauvais choix sont fréquents dans la vie des différents personnages. Y-a-t-il seulement un bon choix possible ?

De manière récurrente, je me suis demandée pourquoi l'arpenteur ne quittait pas les lieux tout simplement. Pourquoi ne continue-t-il pas sa route vers d'autres contrées plus heureuses ? Plusieurs réponses sont apportées, l'arpenteur se justifie de rester pour sa fiancée, pour l'emploi qui lui est promis, mais aucune ne me convainc réellement, contribuant à renforcer ce sentiment de réflexions en vase clos et de barrières imposées par une autorité créée de toutes pièces par ceux qui la subissent.

Je pourrais continuer longtemps cette liste de questions. Une fois de plus, Kafka décrit à merveille l'absurdité de notre condition humaine sans jamais la résoudre. Il met en évidence les constructions mentales erronées de l'individu retranché sur lui-même. Il démontre la vacuité de ses sursauts de rébellion voués à l'échec en vue d'accéder à un idéal abstrait et sans doute inexistant. Il me laisse avec mes interrogations et m'invite, vainement sans doute, à le lire et le relire encore, à travers son journal, ses correspondances, romans et nouvelles, en quête d'une réponse intime qu'il ne m'offrira pas. Car c'est bien à moi, et au lecteur intimement, que Kafka s'adresse avec toute l'implacable et froide distance dont il sait faire preuve.
Lien : http://synchroniciteetserend..
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Fraîches impressions de lecture du "Château" de Franz KAFKA (début de composition supposé en plein hiver : janvier et février 1922) et dans la traduction d'Alexandre Vialatte (1938).

Kafka a alors 39 ans, connait sa maladie depuis cinq années (noté dans son "Journal", début août 1917 : "Les trompettes d'alarme du néant" - première hémorragie pulmonaire durant l'une de ces nuits estivales suffocantes de Prague) et ne sait pas forcément qu'il n'a plus que deux années d'agonie christique à vivre : impossibilité de parler... puis impossibilité de manger... puis impossibilité de respirer (décédé des suites d'une laryngite tuberculeuse, le 3 juin 1924).

"Das Schloss" (inachevé ou inachevable - et délaissé en septembre 1922) n'était pas destiné à être publié... plutôt "écrit pour soi", comme on dit...

On y sent le froid dans les corps et les pièces basses, la lumière aveuglante du dehors : la neige étouffante et à perte de vue.

Tout d'abord un sentiment d'étrangeté totale : la logique du rêve, que l'on retrouvera plus tard à l'oeuvre dans la fameuse nouvelle de Bruno SCHULZ, "Le Sanatorium au Croque-mort" (1935) : un homme - dont nous ne savons rien arrive dans un lieu inconnu pris sous le lourd manteau des neiges, dans une forêt d'Europe centrale.

Le héros restera prisonnier du lieu retiré - isolé du reste du monde par la seule dureté des Eléments.

Ce monde qu'il découvre est un "Autre Monde", ressemblant au nôtre par de bien étranges caractéristiques...

Réminiscences du "Nosferatu" [1922] de Friedrich-Wilhelm MURNAU : le fameux intertitre : "Une fois passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. "

Ici, les premières figures fantomatiques sont "seulement" deux humains : un gras aubergiste surpris par l'arrivée si tardive d'un vagabond épuisé par sa marche dans la neige à la tombée de la nuit... puis, réveillant sans ménagement notre anti-héros" K.", le fils du portier "au visage d'acteur" (un nommé "Schwarzer" dont le nom le place sous le signe des "forces obscures" - ou "du côté obscur de la Force", selon la citation habituelle de "Star Wars", célèbre saga cinématographique un rien empesée de Georges LUCAS).

Les personnages se placent (comme les spectateurs dans les gradins d'un théâtre grec), s'ajoutent, s'évanouissent ou réapparaissent, se flairent, s'apprivoisent (parfois et temporairement), se répondent et s'opposent (parfois et durement).

Sur la scène ou dans les coulisses (tout en bas des gradins) : la Tragédie des jours ou "Le Destin en marche" (comme l'écrivait Julien GRACQ, à propos des livres de C.-F. RAMUZ).

Seuls demeureront, au final, comme on le devine : la neige et le mystère du Château ("das Schloss") que les brumes dissimulent tel un Astre noir au-dessus du village ("das Dorf") ; et ce côté tranchant et insaisissable des "Gens du Château".

Seuls quelques jours passeront : tels des croassements de corbeaux au-dessus d'arbres décharnés au faîte d'une colline de Bohême parmi d'autres... ) : une courte saison noire.

Le "héros" est un anti-héros qui "en a vu d'autres", semble-t-il : l'arpenteur (ou "pseudo-arpenteur" ?) "K." n'est plus le "Joseph K." (victime désignée d'un véritable cauchemar) de "Das Prozess", encore moins le jeune "Carl Rossmann" (naïf et imperturable) de "Der Verschollene" ("Le Disparu" ou "L'Amérique") : il est un homme roué qui pressent en quel monde de faux-semblants et de fausses politesses il doit se débattre pour y survivre, "au jour le jour"...

Repensant également au gentleman-vagabond Joseph Marti, ce grand solitaire de "Der Gehülfe" ("Le Commis", 1908) de Robert WALSER, dont nous suivrons les jours (heureux ou malheureux) pendant six mois (du début de l'été à l'arrivée de l'hiver...).

Il est également passionnant de deviner au travers des corridors neigeux, des soupentes et des salles de classe de "Das Schloss" l'ombre portée - la trace fraîche dans la neige craquante - des vicissitudes sentimentales qui amenèrent aux changements d'orbite affective de Franz, comme durant ces années 1919 et 1920 où il passa de l'étoile Julie Wohryzek, "la seconde fiancée" enjouée et solaire, à l'astre fascinant que fut pour lui Milena Jesenska... Ce roman-rêve rédigé en 1922 semble ainsi contenir quelques "clés" de personnages et de psychologies qu'il serait bien sûr passionnant de pouvoir déchiffrer, un jour... Quelles sont les femmes-source des personnages de Frieda, Amalia et Olga ? Et quelle est cette étrange "famille de Barnabé" ? (L'on en sait toujours si peu sur la famille Wohryzek...)

Franz Kafka (ou "Kavka" : dit "Le Choucas" en tchèque...) était un être dérangeant, plein d'humour et un écrivain étonnant - Géant (sans doute très tôt cassé par Hermann Kafka, "Le Père") qui doutait si fort de lui-même... Aux Temps (d'ailleurs pas tant "heureux" que ça... ) où l'on n'aurait jamais osé écrire pour dire autre chose que "deux ou trois mots des touchants mystères de l'existence"...

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le Château est une émotion.
La première fois, je l'ai lu sans m'en rendre compte.
L'ai-je seulement lu ?... Je n'en suis pas sûre, je vivais ma propre histoire..
Comme je n'ai rien noté, tout a disparu
Mais il m'a bien semblé qu'il était question d'un Château ; c'est même tout ce que j'ai retenu, ce vers quoi je tendais... (Attirance qui suscite aujourd'hui encore une "lecture")
Je me rappelle aussi du chemin censé y mener ; chemin dans un rêve, chemin indéfini associé à la perte

K. est un étranger, mandaté sans recommandation, au milieu des habitants du village. L'ébauche du "Château" paraît être la "Tentation au village", début d'une nouvelle rédigée huit ans auparavant où la situation de départ est la même (mais n'est-ce pas la situation de départ de toute l'oeuvre de Kafka ?..)

Si l'auteur considère que "Le Château" n'existe "que pour être écrit, non pour être lu", c'est peut-être parce que sa tentative doit nécessairement échouer pour être retenue.
Car il tente, en effet (selon l'idée rêvée par Caillois) d'écrire un rêve qui ne soit pas un récit de rêve. Il doit rester au niveau de l'intraduisible, ne pas dormir, lutter contre la pente narrative (le nivellement) ou au contraire, s'y abandonner quand elle arrive sans qu'on s'y attende "à ce moment précis"
Comme en rêve, tout se passe normalement et inexplicablement

On repère des détails, des invraisemblances, on les note quelque part... Puis on s'abandonne, toujours "déplacé" ; ailleurs et au même endroit, en des temps incertains ressemblant à notre enfance

Mais le rêveur, où est-il ?... Dans quelle administration ? C'est véritablement le point fascinant de l'affaire, l'inconnu.

le côté "automatique" du rêve fait croire à un dieu fou en nous, un ange, un démon, autre chose qu'un homme qui se mettrait à nous lire, s'installerait à la place du vigile mais au lieu de veiller, se prenant au jeu, finirait par croire qu'il est l'homme vivant cette vie, feuilletant, revenant en arrière, comprenant mal ou épelant un passage

(Note à moi-même... Je me suis encore laissé aller... À relire donc !)

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Le Château hanté par K et par ses fantômes reste hermétique. Et le Château dépeuplé hante ses fantômes.

K, épuisé, sombre dans le sommeil comme il sombre dans la vie. "Ainsi jouait-il avec les rêves et ses rêves avec lui".

Il s'endort à l'auberge du village, derrière le comptoir, la buvette étant le seul lieu autorisé aux étrangers pour y séjourner ou pour y passer la nuit. le comptoir, ce lieu de sempiternelle attente, sert d'antichambre. Et il boit : du rhum, du cognac, et encore du rhum. Et il rêve.

Il rêve du Château qui ressemble à s'y méprendre à l'auberge, au village. Les chambres de l'auberge sont réservées aux messieurs du Château, des chambres interdites d'accès aux étrangers, aux gens de passage.

K, un "vulgaire vagabond", "un homme dans les trente ans, assez dépenaillé, en train de dormir sur une paillasse avec un minuscule sac à dos sous la tête en guise d'oreiller et un bâton noueux à portée de main" est un homme qui erre. Il se réclame arpenteur, comme si c'était une plaisanterie. En effet, "il n'y a pas la moindre trace d'un arpenteur" sur la neige, aucune trace de pas, mais [c]'était donc une erreur ? [...] Bizarre, bizarre. Comment faut-il [expliquer] ça à M. l'arpenteur [...] le château l'avait donc nommé arpenteur".

Le château le nomme arpenteur du village, mais lui, ce qu'il veut, c'est passer de l'autre côté, ne pas être cantonné au village, afin d'accéder au château. K se met donc en route.

"K cependant était désorienté [...] Au début la longue route pour venir ici ne semblait pas du tout l'avoir accablé – comme il avait marché des jours durant, tranquillement, un pas après l'autre ! - mais maintenant, tout de même, les effets de cet effort extrême se faisaient sentir, et ils tombaient mal à dire vrai. [...] Si, dans l'état où il était aujourd'hui, il se forçait à prolonger au moins sa promenade jusqu'à l'entrée du château, il en aurait fait plus qu'assez.

Ainsi se remit-il à avancer, mais c'était loin. La route, en effet, cette grand-route du village, ne montait pas au sommet de la colline du château , elle ne menait qu'à proximité, après quoi elle faisait presque exprès de tourner, et même si elle ne s'éloignait pas du château, elle ne s'en approchait pas davantage. K attendait toujours que la route bifurque enfin vers le château, et c'est uniquement poussé par cette attente qu'il continuait de marcher ; en raison de sa fatigue, manifestement, il hésitait à abandonner la route, et il s'étonnait aussi de la longueur du village, qui n'en finissait pas [...] , et puis la neige et l'absence d'âme qui vive – finalement, il s'arracha à cette route qui le tenait prisonnier, une étroite ruelle l'engloutit, la neige était plus profonde encore, en extraire les pieds qui s'y enfonçaient était un travail difficile, il transpirait, soudain il s'immobilisa, il ne pouvait aller plus loin".

L'enlisement dans la neige, comme dans les pages blanches d'un livre aux caractères indéchiffrables, épuise K, comme le lecteur. le lecteur, comme l'arpenteur, doit relever, prendre des mesures, pour délimiter le terrain.

Les lettres disséminées dans le roman sont interprétées à tort ou à raison, selon les circonstances, selon les personnages ou selon les lecteurs. Kafka présente plusieurs versions d'un même évènement, il multiplie les points de vue et il déroule ainsi toute l'histoire, en jouant des contradictions qui ne sont le plus souvent qu'apparentes. "[V]ous en avez gardé cette mentalité qui consiste à tirer d'une broutille que vous voyez réellement des conclusions d'ensemble aussi grandioses que fausses". Notre vue est réduite dès lors qu'on observe une scène à travers le trou d'une serrure. le Château adresse un défi au lecteur comme il adresse un défi à K. En effet, "on lui laissait le soin de choisir ce qu'il voulait faire des injonctions éditées dans la lettre, de savoir s'il voulait être un ouvrier du village nanti d'un lien avec le château qui le distinguait mais n'était qu'une apparence, ou bien s'il voulait être en apparence un ouvrier du village qui faisait en réalité dépendre toutes les données de son travail des informations de Barnabas." Les paradoxes se posent. Qu'en est-il des rapports du village et du château dans le contexte donné ? " Ce village appartient au château, ceux qui y habitent ou y passent la nuit habitent ou passent plus ou moins la nuit au château. Personne n'en a le droit sans une autorisation [...]"

La première étrangeté, présentée comme une plaisanterie, une raillerie, c'est qu'il faut avoir l'autorisation nous dit-on mais il est demandé l'instant d'après si au contraire, il ne faudrait pas avoir d'autorisation, justement, pour y accéder, parce que la seule manière d'y accéder serait la transgression.

Sur la question de la transgression (sans laquelle il n'y a aucune progression dans le Château), je m'appuie sur l'article suivant : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-4-page-117.htm# qui renvoie au Château mais plus largement à toute l'oeuvre de Kafka et tout particulièrement à la Parabole des Portes de la Loi. En effet, je ne peux m'empêcher de penser à la Parabole de Kafka lorsque je lis le Château, parce qu'il s'agit là aussi d'ouvrir une porte, de passer de l'autre côté, quand il ne s'agit pas d'observer Klamm, cet avatar du Château, par un trou dans le mur ou par la serrure d'une porte. Mais que faut-il faire pour pénétrer dans le Château sachant qu'un gardien, que plusieurs gardiens, tous plus forts les uns que les autres, gardent l'accès ?

Je cite l'article mentionné ci-dessus : "On ne peut qu'être frappé [...] par la ressemblance étonnante – récemment mise en évidence par un chercheur allemand – entre la légende kafkaïenne et une narration du Midrash, Pesikta Rabbati, sur la montée de Moïse au ciel, lors de son séjour au mont Sinaï. Arrivé aux portes du ciel, Moïse voit son chemin barré par un ange gardien, Kemuel, qui lui interdit l'accès à la demeure du Très Haut. Sans hésitation, le prophète l'assomme et continue son chemin dans le ciel. Il est bientôt confronté à un deuxième puis à un troisième ange gardien, tous deux bien plus puissants que le premier : le deuxième est six cents fois plus grand que le premier, mais il n'ose pas s'approcher du troisième, parce que son feu le brûlerait. Cela rappelle presque littéralement l'affirmation du gardien dans le texte de Kafka : « Le troisième gardien est si puissant que même moi, je ne peux pas supporter sa vue ». Dans le Midrash, Moïse est finalement admis auprès du Tout Puissant, qui l'aide à dépasser les dangereux anges gardiens"

L'homme de la Parabole de Kafka, lui, ne passe même pas la première porte parce qu'il attend l'autorisation, une autorisation qu'il n'aura jamais. K dans le Château, comme Joseph K ose aller plus loin, du moins en imagination, en rêve. K s'endort au chapitre XXIII dans le lit de Bürgel, et rêve qu'il lutte avec un secrétaire nu, "très semblable à la statue d'un dieu grec". N'est-ce pas une parodie de la lutte de Jacob avec l'ange, avec Dieu ? Une lutte qui n'est pas vaine dans la Bible, parce que c'est alors qu'il reçoit sa bénédiction et le nom d'Israël. Mais le combat s'avère très drôle chez Kafka, c'est une plaisanterie parce que le combat n'est pas réel, que ce dieu grec, il lui arrache les plumes." Et K parce qu'il dort, n'écoute pas ce qu'on lui dit. Prisonnier de ses rêves, prisonnier du sommeil ou de l'ivresse, il ne voit pas que le Château n'est qu'illusion [Le manuscrit s'interrompt]
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Ceci n'est pas un roman, mais un rêve. Ceci ne sont pas des mots, mais des dents. On n'y montre pas une fiction mensongère, mais une allégorie. Pourquoi on se sent mal à l'aise par rapport à K.? C'est qu'au fond il est notre double. le Château est un labyrinthe qui mène tout droit au néant. Pas la peine de poser des questions, les ombres ne parlent pas. Ce roman ne pouvait certainement pas avoir de fin. L'intérieur du labyrinthe est irreprésentable. Une fois que le Château nous a courtisé, il n'y a rien à faire. Et Il nous veut tous, sans exception. Merci Max Brod. Il faut croire que ne pas respecter la volonté des morts est parfois profitable aux vivants.
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Dans l'oeuvre de Kafka, le château illustre peut-être le mieux le labyrinthe mental et social de son auteur, construit avec une meticulosite inouïe. Joseph K. arpente le dédale pour trouver une place au lieu d'arpenter les terrains que son métier lui aurait confié. Il laboure la société du village, têtu, décidé à obtenir une forme de compensation pour une erreur administrative. Il va et vient entre les habitants qui daignent lui accorder la parole. Partout, il est un fardeau, un intru, une nuisance. Au sujet du décor, on ne peut s'empêcher de penser au château de Prague et à la ruelle d'or en contrebas où Kafka vécut. La moindre attention, le moindre égard alimente l'immense espoir d'être accepté au sein de cette société trop hiérarchisée. Quand on pense avoir gravi un échelon, ce n'est que pour mieux redescendre. En cela, Kafka accentue l'aspect cauchemardesque de son récit lors d'interminables explications et interprétations des comportements. La longueur n'est jamais gratuite. Elle fouille, intègre toutes les possibilités, pour mieux détourner K de l'essentiel. Ce n'est pas pour rien que Kafka n'a jamais réussi à achever ses deux grands romans : il n'y a pas d'echappatoire.
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J'ai beaucoup lu Kafka dans mes jeunes années, à la fin du lycée et juste après… J'avais vraiment une attirance pour ses ambiances métaphoriques, absurdes, complexes, énigmatiques…
Sans doute n'avais-je pas alors toutes les clefs de lecture…
Peut-être en ai-je encore moins aujourd'hui…

Je redécouvre le Château grâce à une adaptation radiophonique sur France Culture, en deux parties, de Stéphane Michaka, ce qui m'a donné envie de me replonger brièvement dans ce roman que l'on dit inachevé, publié à titre posthume.

L'intrigue est simple… K est convoqué dans un village pour occuper un emploi d'arpenteur ; le village est dominé par un château, siège de l'administration, de l'autorité, de la gouvernance. Mais K n'occupera jamais ce poste, ne parviendra jamais à entrer en relation avec ses employeurs. Ce roman est le récit de ses tentatives, de ses déboires, de ses velléités d'interactions avec les habitants du village et les fonctionnaires du château.

Un personnage réduit à une simple initiale, K, double intra-diégétique de l'auteur… Une métaphore autour de la prise de mesure et de l'évaluation puisqu'un arpenteur est une sorte de géomètre, chargé de relever la superficie des terrains ou des parcelles pour le cadastre. Ici, K nous livre un bien étrange état des lieux.
Toute une ambiance hivernale et ralentie… La neige rend la marche difficile, floute la perception. Ainsi, la route qui mène au château n'y aboutit jamais… Tout semble frappé d'inertie et d'immobilité. Rien n'avance, rien n'évolue.
Une déclinaison et une variation autour de l'opiniâtreté du héros, de sa phobie sociale, de son impossibilité à communiquer, de son entêtement improductif.
Une réalité déformée par le point de vue de K, omniprésent tout au long du récit… En effet, le lecteur ignore toujours comme se passent les choses quand K n'est pas là
Une satire de la complexité de l'administration, déconnectée des réalités sociales.

L'écriture véhicule une logique de l'absurde, un humour particulier en forme d'autodérision… Mais, finalement, l'ensemble est très factuel comme si Kafka se contentait de restituer des situations que les lecteurs pourront interpréter à leur façon.
Pour ma part, je suis sensible à la persévérance de K, émue par son épuisement progressif, son côté hamster dans sa roue. Je ne sais trop que faire, en revanche, de son histoire d'amour avec Frieda…

Un roman intéressant à plus d'un titre que je ne cesse de redécouvrir.

Liens vers "Le Château" de Franz Kafka (partie 1 et 2) sur France Culture :

https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/le-chateau-de-franz-kafka-partie-1

https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/le-chateau-de-franz-kafka-partie-2


Lien : https://www.facebook.com/pir..
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