VIVE LE SPORT, TOUT LE SPORT... VOUS EN ÊTES CERTAINS ?
Inutile de courir après ce livre ni de sauter à pieds joints dans votre pantalon de jogging ou encore de nager dans la foule à contre-courant ni même de boxer votre libraire préféré s'il n'a pas "
Tous Sports Confondus" dans ses rayons si vous êtes un passionné invétéré de 200 mètres nage libre, que vous passez toutes vos soirées à regarder la chaîne beIN sports (surtout pour l'athlétisme) et que vous avez un abonnement dans tous les stades de votre région : l'humour taillé au couteau, le rire acerbe, l'ironie délicieusement subversive du grand romancier hongrois
Frigyes Karinthy risque fort de vous éreinter, de vous énerver, de vous mettre hors de vous, et ça n'est certainement pas indiqué pour votre marathon de la semaine prochaine !
En revanche si, comme votre serviteur, la simple évocation d'un spectacle sportif, l'annonce d'un match de première importance pour l'équipe de deux cent douzième division du canton, l'adulation sans partage pour le énième meilleur chrono de tous les temps ou l'engouement obligatoire pour de prochains possibles J.O. parisiens au budget équivalent à celui d'un pays océanien vous laisse non seulement de marbre mais aurait même, à force d'être incontournable et péremptoire, franchement tendance à vous mettre les esgourdes dans le crin, alors ce petit ouvrage indispensable est absolument fait pour vous !
Car notre auteur n'exerce pas seulement son regard critique sur telle ou telle pratique sportive pour en dénoncer l'éventuel ridicule, la probable inutilité, l'insondable ennui, qui ne peut que s'emparer de tout être humain normalement constitué au spectacle, par exemple, de marcheurs de 50km sur toute la longueur de leur exploit - malgré l'indéniable suée que cela provoque -, non ! cela ne suffit pas au regard vif, à la plume incisive et à l'intelligence brillante de
Frigyes Karinthy, lequel avait parfaitement compris la vanité creuse, les excès faussement glorieux du spectacle permanent de ces athlètes se comparant pourtant sans sourciller à leurs distingués ancêtres des olympiades grecques.
L'important c'est de participer, proclame-t-on ? A d'autres !
Tel en est-il avec le célèbre coureur de fond finlandais Paavo Nurmi (vingt-deux records du monde, douze médailles dont neuf d'or à différents JO, tout de même) dans un dialogue improbable - mais d'une subtilité affolante - avec le sage Socrate et dans lequel, par le biais d'une approche maïeutique implacable, le père de notre philosophie occidentale fini par clore, et de quelle manière, le bec à notre parangon moderne du culte du corps, à ce modèle alors vivant de ce qu'il est admis de qualifier aujourd'hui encore : "Les dieux du stade ".
Car, nous explique le satiriste par la bouche du grand philosophe, «le corps et l'âme, la matière et la force, la beauté et le bonheur ne sont pas des choses qui dépendent de l'esprit du temps. Deux mille cinq cents ans se sont écoulés, mais si j'en juge d'après ce qui s'est passé, je constate que l'histoire du genre humain est depuis toujours une histoire de pensée et non de muscles - même si le monde est resté le terrain de bataille des forces et celui de jeux des dieux. Ne peut comprendre l'essence du culte du corps que celui qui parvient à voir à travers celui-ci la garantie d'un esprit à venir.» Fin de la messe !
On le comprend, l'auteur génial de
Voyage autour de mon crâne ne s'oppose pas par idéologie, dogmatisme ni dépit à ce culte moderne du corps, mais il en désavoue la fatuité, l'inutilité crasse, la bêtise dans la mesure où, du célèbre adage latin tiré de
Juvénal «Mens sana in corpore sano» (un esprit sain dans un corps sain), le monde du sport actuel n'a sincèrement retenu que la seconde partie de la sentence. D'ailleurs, et pour la petite histoire, c'est le baron
Pierre de Coubertin soi-même, aidé d'un brillant latiniste de son temps, qui avait détourné le sens de cet apophtegme fameux en l'adaptant ainsi : «mens fervida in corpore lacertoso», c'est à dire : un esprit ardent dans un corps musclé ! Convenons-en sans crainte, la formulation nouvelle est fort éloignée de l'imprécation à "muscler" son intelligence et sa pensée tout autant que son physique !
Il serait cependant injuste de faire de ce salvateur opuscule, publié par les - décidément - excellentes Editions du Sonneur, un recueil de textes un rien pompeux et à caractère strictement philosophique. Parce que l'on sourit aussi beaucoup au fil de ces textes rassemblés et traduits avec grande finesse par Madame Cécile A. Holdban - textes par ailleurs épars dans l'oeuvre de nouvelliste du magyar -, et si le thème connait ainsi une grande multiplicité de traitements, on y découvre une sorte d'invariabilité dans la pensée karinthyienne, une pensée salutairement - mais pacifiquement - séditieuse qui tend à faire comprendre à ses lecteurs, à ceux d'hier comme à ceux d'aujourd'hui, qu'il ne faut jamais rien prendre quoi que ce soit, à commencer par ce leurre des célébrités de papier, de ces exploits sans but et de ces médailles en toc, pour argent comptant.
D'avoir compris tout cela et pour l'essentiel avant les J.O. en tout point honteux de Berlin de 1936 (seule une nouvelle est de cette date), sans oublier les quasi-états de guerres sportives que se livrèrent par la suite l'URSS et les USA tout au long de la guerre froide, ce n'est pas uniquement vivifiant, c'est tout bonnement visionnaire.
Un régal !