Durant les quarante années qui ont suivi la Seconde guerre mondiale, les Juifs déportés ont été les victimes oubliées du conflit. Cette amnésie des historiens, des universitaires va de pair avec celle des pouvoirs politiques qui ont eu alors le besoin de reconstruire leur pays très éprouvé, de rebâtir une unité nationale.
Pour des raisons beaucoup plus personnelles, les survivants des camps de concentration et d'extermination ont eux aussi et majoritairement choisi de garder le silence : la peur d'être incompris, d'être jugés coupables d'avoir survécu, ou encore le besoin, au retour de la déportation, d'oublier, de se remettre d'un traumatisme indescriptible, indéfinissable. Pourtant très vite, de nombreux survivants ont ressenti l'impératif besoin de témoigner, de dire toute l'horreur des camps, de donner mémoire à tous les disparus, de faire un récit au regard de l'Histoire. Pour la plupart d'entre eux, il faut décrire le quotidien des camps pour faire émerger l'horreur, faire apparaître le visage de l'inhumain.
À partir des années 50, c'est toute une littérature de la Shoah qui va peu à peu voir le jour.
Aharon Appelfeld le confiait en mai 2007 dans
Le Monde : "Seul l'art a le pouvoir de sortir la souffrance de l'abîme".
"Sorstalansag" publié en 1975, puis traduit ("
Être sans destin") et édité en
France en 1997 est un roman autobiographique qui s'inscrit dans la grande lignée de la littérature de la Shoah.
Ici, le narrateur est âgé de 15 ans. Travailleur dans une briqueterie, il est un jour raflé par la police hongroise avec plusieurs de ses camarades. Mis en détention puis déporté à Auschwitz, il est ensuite transféré au camp de Buchenwald après avoir été déclaré apte au travail. La vie avec les autres, la faim, la maladie, l'entraide, les rivalités, la violence, tout dans le récit s'ordonne pour donner sens et décrire une réalité simple et complexe à la fois.
Mais je le confesse, j'ai été assez décontenancé par cette lecture. J'ai eu le sentiment étrange que le jeune personnage du roman évoluait un peu en dehors de la réalité de la vie concentrationnaire, comme s'il faisait malgré lui l'expérience d'un non-sens, d'une expérience sans réelle signification, un drame sans conséquences. Dans un récit tout introspectif, l'auteur garde une certaine distance en maniant l'ironie, l'absurde voire un certain cynisme. Ma difficulté à rentrer tout à fait dans le roman et à m'identifier au personnage vient sans doute ce que je savais déjà sur la déportation et le destin des Juifs dans les camps. J'ai tenté de reconnaître au travers de l'histoire du personnage d'
Imre Kertész celle de toutes les autres victimes des camps, cela ne s'est jamais fait ou assez peu. Je ne pense pas qu'il y ait une seule et même manière de décrire la vie concentrationnaire et d'en témoigner. Pour autant je n'ai pas été sensible à la façon dont
Imre Kertész rend compte de sa détention d'une manière assez distancée.
Pour preuve cet extrait :
"Je me rappelle, elle [ma mère] voulait autrefois que je devienne ingénieur, médecin ou quelque chose dans le genre. de toute manière, tout sera certainement comme elle l'a prévu ; il n'y a aucune absurdité qu'on ne puisse vivre tout naturellement, et sur ma route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout
le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des "horreurs" : pourtant en ce qui me concerne, c'est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois qu'on me posera des questions.
Si jamais on m'en pose. Et si je ne l'ai pas moi-même oublié".
Chacun se sera fait ou se fera son opinion sur «
Être sans destin ». Pour ma part, trop imprégné de lectures, de documentaires sur le génocide juif, je n'ai pas pu avoir le recul nécessaire pour apprécier pleinement le roman d'Irme
Kertész. Dommage.