Pour
Joseph Kessel, comme pour
Saint-Exupéry qui fut son ami, la Seconde Guerre Mondiale fut une expérience terrible et profondément bouleversante, à la fois pour l'homme et l'écrivain :
Kessel très tôt engagé dans la Résistance, est l'auteur, on le sait (avec son neveu
Maurice Druon) du « Chant des Partisans » (musique d'
Anna Marly, d'après une mélodie populaire russe). Puis il se fit le chantre de la Résistance avec le bouleversant «
L'Armée des ombres » (1943). Plus tard, en 1960, il revint sur cette période douloureuse en écrivant la biographie romancée de Félix Kersten, un thérapeute finlandais qui fut le masseur personnel d'
Heinrich Himmler, et qui obtint de celui-ci la libération – et la vie – de milliers de prisonniers dans les camps de concentration. Un « Juste » donc, même si, semble-t-il, il n'en a jamais eu l'appellation officielle.
Joseph Kessel, journaliste en l'âme, résistant et profondément humaniste, fut attiré par le parcours singulier de cet homme que rien ne vouait à une telle destinée. On le comprend, parce que pour un romancier, tous les éléments d'une histoire captivante sont réunis : un cadre historique (histoire récente, s'il vous plaît, à peine quinze ans après la fin de la guerre) ; un duel de personnalités époustouflant : pas seulement le monstre contre le gentil, ce n'est pas aussi simple. Himmler joue avec son masseur pour essayer de garder son amitié, et comme il en a besoin, il « lâche du lest », mais il n'est pas dupe. Kersten, de son côté joue sur la corde raide, si au bout du compte, il parvient à ses fins (la libération de milliers de prisonniers, 200000 personnes dont 60000 juifs), c'est au prix de multiples manipulations, et pas seulement physiques ! Enfin, il y avait un autre intérêt à raconter cette histoire : en plus du caractère humanitaire et émotionnel, c'était l'occasion d'écrire un véritable reportage historique sur les coulisses du cabinet d'Himmler. On y voit la lutte d'influences entre les dauphins d'Himmler ; son âme damnée, Schellenberg, et ces autres monstres que sont Heydrich et Kaltenbrunner. C'est ce qui nous fait mesurer à quel point Kersten jouait gros. Certains pour plaire à Himmler, le toléraient plus ou moins, les autres (Heydrich et Kaltenbrunner) l'exécraient.
Comment s'y prenait-il pour amener le Reichsfürher à ses fins : de deux façons, essentiellement : techniquement, il avait des méthodes de massage qui, sans être véritablement révolutionnaires, étaient diablement efficaces (techniques orientales actualisées) ; ensuite une lente et patiente manipulation psychologique : Kersten connaissait bien l'âme d'Himmler, il savait ses lubies et ses obsessions : l'ésotérisme, les vielles légendes germaniques, la grandeur de l'Allemagne passée (la Prusse, notamment). Avec précaution Kersten dirigeait Himmler sur ces sujets où la vanité du Reichsfürher ne résistait pas.
Une vie sur la corde raide, donc. Himmler pouvait à tout moment faire tout capoter, les ennemis qui travaillaient dans l'ombre pouvaient passer à l'action. Kersten n'avait pas beaucoup de soutiens, sinon Brand, le secrétaire d'Himmler. A la libération, Kersten tentera de prendre sa défense, mais Brand, trop impliqué avec son chef, mourut pendu en 1948.
A la fois romancier et reporter,
Joseph Kessel nous livre ici un de ses plus beaux ouvrages : à travers le portrait d'un homme hors du commun qui cherche à maintenir le bien au coeur même de l'enfer, c'est véritablement une page d'Histoire qu'il nous raconte, pas une des plus connues, mais une des plus captivantes.