Ce roman nous présente l'histoire d'une rebelle de 10 ans, qui, en pleine période de confusion juste avant et tout de suite après la défaite de son pays dans la première boucherie mondiale, a décidé de ne rien prendre pour argent comptant. Nous sommes à Cologne en 1918. Comme l'auteure a toujours prétendue être née en 1908, nous pouvons donc logiquement assumer que la petite héroïne anonyme du roman s'appelle, en fait, .... Irmgard.
"La Keun" comme on l'a parfois surnommée, probablement à cause de son caractère bien trempé et son esprit rebelle, est officiellement née en 1905. Une liberté poétique ou tout simplement féminine qu'on voudra bien lui pardonner. Selon
Hiltrud Häntzschel, l'auteure de sa biographie de 2001, toutefois, elle se serait un peu rajeunie pour avoir exactement le même âge que l'héroïne de son tout premier roman "Gilgi, l'une d'entre nous" de 1931. Ou parce que 10 ans était, dans son optique, le niveau moyen des nazis.
Elle avait donc 31 ans ans lorsqu'elle a publié "
Quand je serai grande je changerai tout". Une histoire qu'elle a écrit, comme réfugiée politique, sur une terrasse à Ostende, en 1936, en compagnie de son amoureux, maître
Joseph Roth.
Depuis que j'ai lu d'elle "
Une drôle de petite fille" ("Kind aller Länder" en version originale et superbement traduit en Anglais comme "Child of All Nations" par Michael Hofmann), qui a été mon coup de coeur de 2016, je suis devenu un fan d'
Irmgard Keun. Un tantinet bizarre car le roman qui est généralement reconnu par les critiques professionnels comme son chef-d'oeuvre "
Après minuit" je l'avais lu il y a 2 décennies. Je crois que j'ai été séduit par les considérations et fantaisies de l'héroïne du roman : également une gamine de 10 ans, mais à une autre époque lorsque ses parents fuyaient le régime nazi. J'étais content d'apprendre que la fille unique de l'auteure, Martina Keun-Geburtig, ait déclaré à la presse, l'année dernière, que c'était aussi son livre favori. de son oeuvre, je tiens juste à mentionner un autre roman "D-Zug dritter Klasse" (Train Diesel, 3e classe), un divertissement avec de belles phrases cyniques de la même période (1938), dans lequel elle relate un voyage à Paris.
Comme je regrette que l'oeuvre d'
Irmgard Keun ne soit pas plus connue dans le monde francophone, contrairement à mon habitude, je me permets une citation. Un passage typique pour son style tout à fait particulier, estimant qu'un exemple en dit plus que de longues explications savantes.
Il s'agit du tout premier paragraphe de cet ouvrage :
" Mes parents prennent toujours le parti des institutrices : c'est pourquoi
après l'école, je suis directement allé voir M. Kleinerz, qui habite à côté,
pour tout lui raconter. M. Kleinerz est déjà vieux, il a au moins quarante
ans et ne peut donc plus avoir d'enfants tout seul. "
La femme de son confidant a pris la poudre d'escampette et laissé plein de dettes au voisin compréhensif avant son départ et dans sa logique de gamine, comme les gens disent que c'est son père qui l'a mise au monde, voilà son jugement truculent de son allié, dont le nom traduit en Français donnerait "petit coeur". Un peu plus loin, elle note à propos de son père et de sa naissance "Je ne sais pas comment il a fait mais je crois que c'est très difficile,...et il a beaucoup de mérite. Je me demande juste où j'étais avant".
Cette entrée en matière est sûrement ce que les auteures de l'excellente introduction de l'ouvrage, Claire de Bertrand de Beuvron et Marie L'aigle, entendent par "l'infinie liberté de ton et d'esprit et l'humour ravageur" de la jeune narratrice.
Je suis absolument persuadé que les trouvailles "keunesques" feront rigoler beaucoup de lectrices et lecteurs et elles sont légion. Entendant les adultes se plaindre du nombre de gens sans emploi et revenus, notre gamine s'offusque car elle est d'avis que "nous autres enfants devons travailler gratuitement". Qu'elle prône
la rébellion est inévitable, puisque "les adultes ont toujours tout les droits et les enfants, aucun." Mais elle n'a que 10 ans et en sort des naïves aussi, de son âge, "...fermons bien les yeux pour que personne ne nous voie..."
Je suis tenté de multiplier ses finesses, mais je ne tiens pas à gâcher votre plaisir de découvertes.
Pour l'auteure les occasions de rire étaient devenues rares : en 1933 avec l'avènement d'Hitler ses livres faisaient partie de l'autodafé nazi et son mariage avec l'écrivain
Johannes Tralow (1882-1968) commença à battre de l'aile. Comme une des rares,
Irmgard Keun a entamé plusieurs procès contre la "Reichsschrifttumskammer" (la Chambre de la littérature du Reich) qui l'avait frappé d'interdiction de publier. Ces messieurs étaient d'avis que son oeuvre dégénérée, désignée comme "Asphaltlitteratur", ne correspondait nullement à l'esprit "idéaliste" des nouveaux temps.
En 1936, elle est partie pour Amsterdam où 2 éditeurs, Alert de Lange et Emanuel Querido, publiaient les livres des auteurs exilés en Allemand. L'été elle passait à Ostende comme
Egon Erwin Kisch,
Ernst Toller,
Heinrich Mann,
Joseph Roth et
Stefan Zweig. Voir à ce propos mon billet du livre de
Volker Weidermann "Ostende 1936 - Un été avec
Stefan Zweig" du 21/04/2017. Et même du littoral belge elle continua à contester son interdiction de publication et exigea dommages et intérêts, sans trop y croire pourtant, comme le laisse supposer un de ses arguments : ce n'est pas parce que je couche avec des Juifs et des Nègres que mon oeuvre n'aurait pas de valeur.
En 1940, après l'invasion nazie des Pays-Bas, elle s'est débrouillée avec un officier allemand pour obtenir de faux papiers avec lesquels elle est rentrée à Cologne. Les premières années d'après-guerre furent décevantes pour
Irmgard Keun : les contestataires du Reich n'étaient pas très populaires et il aura fallu attendre les années 1970 avant que ses mérites littéraires soient reconnus. Entretemps, ses excès d'alcool lui avaient valu un internement de 6 ans dans un centre psychiatrique à Bonn. Par après elle a écrit des textes pour la radio. Son roman "Ferdinand, l'homme au coeur tendre" de 1950 n'avait eu aucun succès et son projet de livre avec
Heinrich Böll n'a pas abouti par manque d'intérêt des éditeurs.
En 1982, elle est décédée d'un cancer des poumons à l'âge de 77 ans.
Personnellement, je me pose la question qu'aurait été l'apport littéraire d'
Irmgard Keun si son élan n'avait pas été brutalement brisé en 1940, lorsqu'elle n'eut après tout que 35 ans. Je crois qu'avec son imagination et talent, elle aurait pu nous laisser toute une kyrielle d'oeuvres fascinantes.
Je présume que parmi celles et ceux qui liront cette chronique, certains penseront que j'ai un peu perdu les pédales dans mon enthousiasme dithyrambique pour
Irmgard Keun, mais croyez-moi la lecture et la critique de ce petit livre m'ont procuré une satisfaction rarissime. Quant à savoir si oui ou non j'ai exagéré, je dirais simplement...lisez-le et n'hésitez pas à me passer votre jugement, même sévère !