Bang !

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, qui pourrait donner lieu à une seconde saison. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits par Matt Kindt, dessinés et encré par Wilfred Torres, et mis en couleurs par Nayoung Kim (épisodes 1 à 4) et Bill Crabtree (épisodes 4 & 5). Il comprend les couvertures de Torres, ainsi que les couvertures variantes de Denys Cowan & Kent Williams, David Rubín, Kindt (*5), 7 pages d'esquisse, et un page d'interview du scénariste.

La page de livre raconte comment Thomas Cord, agent du MI-X, est en train de flirter avec Fanny, un peu contre son gré, car il sait qu'il doit accomplir sa mission et retrouver l'exemplaire du livre Les dix-huit stigmates de Philip Verge. Mais Fanny se montre très experte dans l'art de la séduction. Au temps présent, Thomas Cord est ligoté à une chaise, malmené par trois agents de l'organisation Goldmaze, en costume blanc, exigeant de lui qu'il ouvre la valise à ses côtés. L'un d'eux le menace de lui couper la langue s'il n'obtempère pas. Cord parvient enfin à faire céder ses liens et il s'élance contre ses tortionnaires, en assommant deux d'un seul mouvement, et récupérant la valise de l'autre main. Il se rend compte que d'autres agents armés de Goldmaze arrivent par le couloir et il s'élance contre la baie vitrée qu'il fracasse. Il chute dans l'océan, et nage pour regagner son bateau. Une fois à bord, il ouvre la valise d'où il sort le précieux exemplaire du livre Les dix-huit stigmates de Philip Verge. Il trouve qu'il a dû dépenser beaucoup d'effort pour récupérer un simple livre de poche. Fanny pénètre dans la cabine, vêtu d'un maillot de bain rouge. Cord commence à déboutonner sa chemise et à flirter avec elle. Elle lui colle le canon de son pistolet sous le menton, et elle lui fait sauter la cervelle, en le traitant de porc. Elle récupère l'exemplaire du roman.

Le quartier général secret du MI-X se trouve dans l'observatoire Aracibo à Puerto Rico. Thomas Cord, un afro-américain, est reçu par sa supérieure hiérarchique qui lui dit qu'elle est contente qu'il soit de retour. Il souffre d'une migraine passagère causée par le décalage horaire. Elle lui remet le livre de Philip Verge et lui explique que le MI-X soupçonne cet auteur d'être la clé de tout. Il est vraisemblablement une taupe infiltrée et cela fait des années qu'il écrit des romans contenant des renseignements codés. Tous les services secrets du monde sont à la recherche de ses livres. Répondant à une question de Cord, elle précise que Verge ne doit pas travailler pour Goldmaze, qu'il est plus vraisemblablement un agent indépendant. La mission de Cord est d'établir le contact avec Verge et de la capturer. Il a été repéré pour la dernière fois dans les montagnes de San Gabriel au nord de Los Angeles en Californie. Vêtu d'une tenue claire et armé d'un fusil automatique avec lunette de visée, Thomas Cord s'approche de la résidence de l'écrivain, une demeure isolée dans les montagnes. Il entend un bruit : il se retourne. Une chouette se tient perchée sur arbre derrière lui. Elle prononce la phrase : entrez dans la vraie réalité. Cord se dit qu'il est plus fatigué qu'il ne pensait et il avance vers la demeure, pour finir par pénétrer dans une chambre où une jeune femme est en train de s'allumer une cigarette, assise devant sa coiffeuse.

D'un certain point de vue, l'histoire est simple. Au cours des 4 premiers épisodes, le lecteur fait la connaissance d'autant de héros différents : Thomas Cord du MI-X, John Shaw et ses surprenantes cartouches de gaz, la docteure Michele Queen et son exosquelette d'anticipation (sans oublier l'intelligence artificielle BOI, pour Bioengineered Organic Intelligence), et enfin l'enquêtrice septuagénaire Paige Turnier. Il s'agit de quatre archétypes de héros : l'espion, le héros, le playboy, le détective, pouvant faire penser à James Bond, Doc Savage, Miss Marple et une touche discrète du Shadow (Lamont Cranston). Dans l'interview le scénariste revendique cet hommage assumé. le dernier épisode met en scène ces quatre héros se lançant à l'assaut de la forteresse de l'ennemi à la tête d'une organisation criminelle tentaculaire et occulte Goldmaze, pouvant évoquer celle du Spectre. de ce point de vue, les dessins collent parfaitement à cet esprit hommage, donnant une impression un peu simple et évidente, avec certains traits de contour un peu épais, des visages un peu simplifiés. Les personnages présentent une personnalité visuelle assez marquée. Les plans de prise de vue semblent tout aussi évident, sans effet sophistiqué, pour des actions allant de soi, menées rapidement.

D'ailleurs, les auteurs maîtrisent les conventions du genre et ne se contentent pas de les répéter. Sur le plan visuel, le récit met en scène des moments classiques dans le genre : affrontements physiques à main nue ou avec des armes, infiltration dans une base secrète, bagarre sur le toit d'un train, interrogatoire avec usage de la force, évasion spectaculaire, déduction construite à partir des indices pour trouver le coupable, héros courant droit devant eux alors qu'une énorme explosion se produit en arrière-plan. Ils intègrent des innovations sur ces moments devenus des clichés, avec des éléments ou des situations surprenantes comme des animaux empaillés, des schémas techniques d'un locomotive, un drone volant, une cave de vigneron avec sa voûte maçonnée, une statuette hindoue, etc. le scénariste s'amuse également avec l'agent secret abattu par l'équivalent d'une James Bond Girl, l'héroïne dotée d'un discret exosquelette et d'une relation très particulière avec une intelligence artificielle, la septuagénaire armée d'une canne épée, et les extraits de livres, à raison d'une page de texte en début de chaque épisode, et en fin de chaque épisode.

D'un autre point de vue, la profession de l'ennemi surprend : Philip Verge, auteur de science-fiction. Dans l'interview Kindt indique clairement que son objectif était de rendre hommage à ces modèles de héros d'un temps révolu (le milieu du vingtième siècle), avec une approche postmoderne, c'est-à-dire en ayant conscience de leur inscription dans une époque passée, et du fait que les générations suivantes ont repris ces modèles en les faisant évoluer. C'est ainsi que l'espion n'est plus un homme blanc comme au départ, que l'homme d'action a conscience d'être manipulé par un commanditaire anonyme, que le héros d'action est une femme handicapée et que la vieille dame a une vie internationale. L'artiste ne se contente pas de resservir des moments visuels piochés dans des films à grand spectacle. Il utilise parfois des découpages de page sortant des cases sagement alignées en bande, mettant en oeuvre une sorte de rosace, passant en format paysage le temps d'une page, utilisant des cases de la hauteur de la page, ayant recours à des cases en insert, en trapèze. Les deux metteurs en couleurs adaptent leur travail à la nature de la scène, généralement avec une approche naturaliste pour faire ressortir les formes les unes par rapport aux autres, parfois avec des couleurs plus vives pour souligner un effet pulp, avec un usage circonscrit et pertinent des effets spéciaux. le lecteur peut remarquer d'autres petits détails attestant d'une construction bien pensée, comme un dessin dans chaque épisode avec l'onomatopée Bang! en gros dans une case faisant écho au titre.

Bien sur, le lecteur s'interroge quand même sur la fibre postmoderne du récit. Les auteurs ne se contentent pas de juste reprendre des archétypes de héros pour juste les rendre contemporains. L'inclusion de pages extraites de livres dont ils sont les personnages principaux crée une mise en abyme, un effet de prise de recul où le scénariste attire l'attention du lecteur sur le fait qu'il s'agit de personnages de fiction, et que lui-même est en train de lire cette fiction, que les personnages prennent conscience d'êtres des personnages de fiction. Il va d'ailleurs jusqu'au bout de sa logique puisque Philip Verge est l'auteur de ces livres, ou peut-être juste le dépositaire d'une machine à écrire fonctionnant toute seule et produisant les livres en question, comme une sorte d'industrie magique. le lecteur ne peut pas s'empêcher de remarquer que Kindt développait déjà une thématique semblable dans Folklords (2019) avec Matt Smith mais sur la base d'un récit de Fantasy. Il note également que le nom de Philip Verge est très proche de celui de Philip K. Verve, auteur fictif inventé par Kindt et apparaissant déjà dans Revolver (2010) et dans Mind MGMT (2012-2015), créant ainsi un personnage présent dans l'oeuvre de l'auteur, dont le nom évoque celui de Philip K. Dick (1928-1982). D'ailleurs, le titre du livre récupéré par Thomas Cord rappelle un livre de K. Dick : Les dix-huit stigmates de Philip Verge, pour Les trois stigmates de Palmer Eldritch (1965), traduit en français par le dieu venu du Centaure , récit mélangeant également la réalité avec des mondes hallucinatoires. Enfin, il est possible de voir dans la volonté d'évoquer une filiation entre les héros d'aventure d'époques différentes, une reprise du principe littéraire imaginé par Philip José Farmer (1918-2009) qu'il a appelé Wold Newton. Outre une filiation entre des personnages de fiction, l'auteur les considère comme des versions fictives de personnes ayant réellement existé, leurs auteurs ayant embelli la réalité pour leurs romans.

La lecture de cette histoire produit un double effet. le lecteur prend plaisir à une aventure imaginative qui rassemble des héros avec des capacités supérieures à la normale et un élément d'anticipation, avec une narration visuelle simple en apparence, pour un divertissement immédiat. Dans le même temps, il apparaît une forme de frustration avec l'introduction de la mise en abyme, ces aventures perdant un peu de sens, tout en gagnant en profondeur littéraire. Finalement, le ressenti du lecteur dépend beaucoup de savoir s'il souhaite se prêter au jeu de cette réflexion postmoderniste. Si non, il est déçu par des éléments de l'intrigue qui ne font pas sens. Si oui, il constate que Matt Kindt s'améliore dans cet exercice, dans ce genre littéraire, et que la mise en résonnance fonctionne ici très bien.