dormir debout
S.King et moi c'est une longue histoire. Je l'ai découvert vers 25 ans dans les années 80, avec le recueil «
Différentes saisons » où il explorait surtout le genre réaliste. J'ai été mordu d'emblée : subjugué, terrifié, ému et amusé, quatre adjectifs pour quatre nouvelles et coup au but, c'était plié. (Je recommande d'ailleurs ce recueil à quiconque veut découvrir King, mais en le prévenant qu'il y a risque d'addiction). Depuis, j'ai vraiment lu la plus grande partie de son oeuvre foisonnante et s'il faut reconnaître que certains bouquins sont des gagne-pains un peu faciles, il a mis si souvent dans le mille avec moi que je peux difficilement m'empêcher d'y revenir, en me disant à chaque fois ce qu'un personnage de ce dernier roman s'est fait tatouer en prison sur les doigts : Can't (but) Must. Et vice versa haha…
Depuis plus d'une décennie je crois (déjà !), il ne craint pas de délaisser son cher Maine natal et de placer ses intrigues dans d'autres ambiances, géographiquement parlant. C'est à plus de mille kilomètres des égouts où il avait fait naître la créature du « Ca », c'est bien loin du coin de campagne sinistre où Annie Wilkes engraissait sa truie «
Misery », c'est à des lieues et des lieues de l'hôtel Overlook de «
Shining », ou même du commissariat rural depuis lequel le monologue quasiment ininterrompu de «
Dolores Claiborne » m'avait scotché à mon fauteuil toute une nuit, c'est donc dans le sud qu'il nous transporte cette fois, dans une petite ville d'Oklahoma où un homme au dessus de tout soupçon, archétype du type bien, se voit accusé du meurtre horrifique d'un garçonnet, assorti de viol et de cannibalisme. Terry
Maitland est en effet confondu par son ADN et quelques témoignages formels, alors qu'au moment du meurtre il se trouvait, devant d'autres témoins et diverses caméras, à des centaines de km de là.
Ralph, l'inspecteur chargé de l'enquête, autre incarnation du type bien, peu enclin à la crédulité envers le paranormal et en particulier envers l'ubiquité, va avoir besoin de temps pour démêler devant nous, lecteurs fébriles jusqu'au happy-end en demi-teinte, l'écheveau terrifiant d'une plongée dans des réalités fort inquiétantes, aidé en cela par quelques autres humains, flics ou pas. Il faut notamment mentionner Holly, une femme étonnante qui a eu son mot à dire et ses choses à faire pour venir à bout de «
Mr Mercedes », ce tueur maléfique par qui King, en le créant, entrait avec maestria dans le genre du pur polar réaliste. L'entrée en scène de Holly est d'ailleurs un de ces clins d'oeil aux lecteurs familiers de son univers que King aime faire de façon récurrente, clin d'oeil grâce auquel on se sent chez soi en retrouvant ses repères, ça aussi c'est bien vu maestro…
Mais de l'histoire je ne « divulgâcherai » rien de plus, qu'on se rassure.
Il s'est bien amusé S.King, je parie. Moi en tous cas il m'a bien baladé et je lui en veux toujours autant (à cause de la dette de sommeil) de réussir son coup dans le genre que j'appelle chez lui « Grand-Guignol », où le gore peut bien s'inviter puisque tout est permis. Peut-être pas réussir aussi parfaitement que dans «
La ligne verte » (grand chef d'oeuvre du Grand-Guignol Kingien pour le coup, cri d'amour déchirant d'un innocent qui laisse longtemps sa trace dans le coeur du lecteur) mais quand-même avec la classe. Et même si je préfère King depuis toujours dans le genre réaliste, comme dans «
Mr Mercedes » justement, ou dans son thriller le plus féministe, «
Dolores Claiborne » (mon petit préféré peut-être), je dois reconnaître qu'il a encore réussi son coup avec moi.
Ses personnages, principaux comme secondaires, sont ici comme toujours criants de vérité, pétris d'humanité ordinaire, aptes à l'empathie et la suscitant. Son Amérique middle class est celle que j'ai envie de connaître, celle qui vomit Trump et le bling-bling qui va avec, une Amérique digne où le respect de l'autre saute aux yeux, prend aux tripes et touche au coeur.
A plus de 70 balais le sorcier King, ce monstre de travail, en a encore sous le capot, pas de doute. C'est rassurant. Rassurant de se dire que dans peut-être pas si longtemps je vais encore me laisser harponner par une de ses histoires à dormir debout, à ne pas dormir avant le bout… D'avance, merci Mr King !