Le bouillonnement culturel russe des temps revolutionnaires est peut-etre facilement comprehensible pour la sociologie historique, mais moi je reste ebahi a chaque decouverte personnelle d'un livre ou d'un auteur. C'est le grand avantage de n'etre pas un specialiste, chaque nouvelle lecture dans ce filon est pour moi incursion en terras incognitas, n'en deplaise a tous les Colombs, et je pousse in petto le cri exalte de l'explorateur.
Je lis et apres je me renseigne un tant soit peu.
Mikhail Ossorguine, ou
Michel Ossorguine vu qu'il a vecu en France de 1923 jusqu'a sa mort en 1942, a publie ce livre en 1928 ou 1929. Des 1930 il est traduit en anglais, mais bien que je ne sois sur de rien je crois que sa premiere traduction en francais est celle des editions L'age d'homme en 1973. Et je ne peux qu'encenser les editions Noir sur Blanc qui viennent de la reediter.
Ce livre est une somme. Une somme de personnages de toutes classes sociales, aux postures differentes et aux actions differentes, une somme de situations, d'evenements differents, une somme d'emplacements, de paysages differents, pour évoquer une courte epoque de grands changements, de bouleversements.
Ce sont les derniers moments de l'engagement russe dans la grande guerre et les premieres annees de la revolution bolchevique. Et ils sont tous la, campes devant nous. Non, j'exagere, pas tous, mais beaucoup. L'idealiste qui s'engage pour le front et y perit et le paysan qui deserte et essaye de rejoindre a pied son village. Celui qui a garde son arme et s'en sert pour intimider et devaliser ceux qu'il croise. Celui qui s'engage dans la nouvelle armee populaire. L'ordonnance devoue qui assiste son ancien officier, estropie, jusqu'a sa mort. le vieux savant force de vendre ses livres pour pouvoir acheter un peu de millet. le debrouillard qui s'auto-erige en chef de quartier. le jaloux revanchard qui savoure la depossession, l'appauvrissement des plus aises. le juge d'instruction pour qui tout bourgeois est coupable d'office de trahison et sabotage. L'erudit qui meprise les presque illetres peuplant la nouvelle administration. Ceux qui profitent du nouvel etat de choses et ceux qui tentent de survivre. Ceux qui se decouragent, ceux qui tentent de fuir, d'emigrer, et ceux qui revent d'un avenir ou tous les espoirs sont permis. Et au centre de tout ce cirque une jeune fille, qui devient jeune femme et decouvre l'amour.
Pas de grands heros dans ce livre, mais une multitude de pauvres heres et de braves gens pris dans la tourmente. Paradoxalement, malgre la durete, la cruaute des temps, au coeur de ce paysage de pertes et de morts, de resilience, de trahisons, de vilenies et a l'oppose d'actes de courage, pointe une humanite petillante, qui peut se ressaisir, peut rebriller au sein d'une nature en eternel renouvellement. Parce que pour
Ossorguine, l'homme a sa place dans la nature, mais qu'une place, a coté de beaucoup d'autres etres et elements. Il le signifie dans les nombreuses pages qu'il alloue aux rats (et a leurs pensees) et surtout aux hirondelles, qui reviennent chanter tous les ans, voletant de chapitre en chapitre. Avec les hirondelles, Il y aura toujours, a nouveau, un printemps pour les hommes. Apres avoir, en une multitude de courts chapitres, denonce l'absurdite se la guerre (“Quand des salves d'artillerie secouaient la terre, les os de Hans se pressaient plus étroitement contre ceux d'Ivan et le crâne disait en ricanant : – Nous sommes hors de danger, n'est-ce pas, Ivan, mon ennemi ? Notre abri est le plus sûr. Et Ivan répondait, claquant des dents : – On ne peut mourir qu'une fois, Hans, mon ennemi ! Et tous deux, dans le froid de la confortable tombe, se riaient des hommes dans les tranchées proches que des poux gris bien gras dévoraient à loisir.”), vilipendie les atrocites de la révolution (“De l'autre côté de la rue, dans la rue Fourkassovski, se trouve le centre de toute la lutte : la section spéciale de la Tchéka panrusse. L'ordre y règne, tout le monde y est réduit à une totale soumission. Là, pas de poésie, pas d'angoisse sans objet. Émettant des ordres silencieux, plane sur tous, omnipotent, le génie oppresseur et sage de la lutte et de la revanche, l'austère compagnon de la vieille école qui a goûté toute l'horreur des travaux forcés tsaristes. C'est un idéaliste désintéressé, incorruptible, inaccessible à tous, le vengeur du peuple, qui a pris sur lui toute la responsabilité du sang versé. Que son nom soit oublié de la postérité !”), note rageusement ses resultats (“La vie, cette année-là, était rude et l'homme n'aimait pas son prochain. Les femmes cessaient d'enfanter et un enfant de cinq ans était considéré comme un adulte, ce qu'il était en vérité. Cette année-là, la beauté disparut et fut remplacée par la sagesse. Depuis ce temps, il n'y a pas peuple plus sage que le peuple russe.”),
Ossorguine clot son livre par un dernier chapitre intitule “Quand reviendront les hirondelles”: “– Dites-moi, Piotr Pavlovitch, que sera la vie pour les jeunes ? Sera-t-elle meilleure que de mon temps, ou semblable, ou plus difficile ? [...] – Des hommes viendront, des hommes nouveaux qui essaieront de tout faire d'une façon nouvelle, à leur façon. Et, ayant essayé et échoué puis réfléchi, ils comprendront que rien de nouveau ne peut durer sans les vieilles fondations et que sans ces fondations-là, tout ce qu'ils construiront s'effondrera inévitablement. Ils comprendront aussi qu'ils ne peuvent se passer de la culture des temps anciens, qu'ils ne peuvent se permettre de la rejeter. Et ils reprendront les vieux livres et apprendront ce qui fut appris avant eux et rechercheront les résultats de l'expérience passée. Cela doit venir”.
Ossorguine le banni, le deracine, a perdu sa Russie. Mais il espere que la Russie, sa chere Russie, n'a pas tout perdu. du fond de son exil francais il espere pour elle et pour ses anciens compatriotes un avenir plus souriant, un nouveau printemps. Et son livre, ce livre, est autant un requisitoire pour le passe qu'une priere pour cet avenir. L'avenir que merite Tanioucha, son heroine, qui a trouve l'amour. Un autre de ses personnages ne cite-t-il pas
L Ecclesiaste: un temps pour detruire et un temps pour bâtir, un temps pour hair et un temps pour aimer?
Ossorguine n'est pas naif, mais pas pour autant desespere. Il ne pouvait bien sur prevoir, ni les horreurs de la deuxieme guerre mondiale, ni celles du stalinisme.
Et moi? Moi aussi j'espere. J'espere que ce livre aura les nombreux lecteurs qu'il merite. Et de nombreuses appreciations.