Livre reçu dans le cadre de l'opération « Masse Critique » de Babelio dont je remercie les organisateurs ainsi que les éditions mentionnées.
Cet essai pose de multiples questions essentielles : qu'est-ce qu'un sujet humain, qu'est-ce que la langue, qu'est-ce que le style, qu'est-ce que l'idéologie, quels sont les liens (interactions, contradictions) qui les unissent ?
Sans prétendre résumer un ouvrage d'une telle ampleur, je me contenterai de tirer quelques grands traits : l'idéologie assujettit l'individu en l'interpellant. Être un sujet, c'est être un sujet interpellé. Ce faisant, en lui donnant le statut de sujet, elle le fait entrer dans le monde collectif auquel il est assujetti. le sujet consent à cet assujettissement initial, mais par un processus dialectique, il conquiert le droit de contre-interpeler, grâce à l'acquisition de sa qualité de sujet et à ses « contraintes capacitantes »(p12). Ainsi il peut s'autonomiser et s'individualiser par le style.
Mais qu'est-ce que l'idéologie ? « Il ne s'agit pas d'une simple collection d'idées et de représentation, mais d'un système articulé » (p 23). « C'est un mélange d'illusion et d'allusion » (p 25) qui « règle les rapports entre les hommes et leur monde vécu » (id). Ceci est la thèse althussérienne.
Une seconde thèse assure que l'idéologie est indispensable, que c'est « une force qui circule le long de la chaîne »(p 31), un corps à corps (p 38). La « matérialité de l'idéologie » (p38-9) s'illustre alors parfaitement dans les « actes » de langage faisant l'objet des chapitres 4 et 5 concernant l'insulte, la rumeur et le mot d'ordre.
Le sujet interpellé et interpellant l'idéologie se sert de la langue, à la fois identique et différente. À la célèbre formule de
Roland Barthes « la langue est fasciste » le sujet répond et « inquiète la langue majeure par son dialecte mineur »(p 229). L'auteur présente alors de nombreux exemples dans le domaine de la littérature notamment avec les textes de Frankenstein, d'
Alice au Pays des Merveilles (chap. 7), les romans de
Jane Austen par exemple (opposant connaissance et reconnaissance), dans celui de l'art (p187) et du cinéma.
J. J. Lecercle s'appuie sur les théoriciens fondateurs, les maîtres penseurs qui ont posé les bases de la linguistique (Saussure, Chomsky) et de la philosophie du langage. Il fait référence aussi bien à la French Theory (
Althusser, Deleuze,
Derrida, Foucault,
Barthes,
Lacan, Kristeva,
Lévi-Strauss), qu'aux penseurs de l'Europe centrale ou de la Russie tels que Bakhtine, Jakobson et
Propp, auxquels il adjoint Badiou et de Butler et les philosophes Hegel et Marx.
C'est pourquoi, il faut être conscient que "
De l'interpellation : Sujet, langue, idéologie" est un ouvrage théorique complexe qui relève d'un domaine de spécialité. Si le ton est discursif, la syntaxe reste fluide. La lecture peut se faire au rythme de chacun (dictionnaire en main pour les plus novices). Cependant, l'auteur utilise de nombreux termes spécialisés, des mots en langue originale (anglais, allemand, grec, latin…) et il fait appel à de nombreuses références et analyses en langue anglaise (dont il est professeur de linguistique et de littérature), traduites la plupart du temps. La connaissance de ces langues est un atout supplémentaire pour bien comprendre ses points d'appui.
Les conclusions-récapitulatifs rassemblent les idées principales et recentrent les lecteurs. de plus, l'humour (apartés, ironie, le petit Louis) émaille le raisonnement tout au long de son déroulement en imprimant la touche personnelle de l'auteur.
Jean-Jacques Lecercle critique et oppose les textes afin de faire ressortir les complémentarités et les discordances qui assurent l'évolution de la pensée et éclairent le chemin parcouru. À la « scène primitive » d'
Althusser (p 19), il ajoute « la scène primitive de la conscience » exposée par un linguiste moins connu
Tran Duc Thao (p 273) mettant ainsi en lumière un chaînon manquant dans le processus de la naissance de la langue.
L'édifiante érudition permet à l'auteur de nous proposer une théorie richement étayée et dûment approfondie. L'interpellation n'est pas négative (le sujet est toujours-déjà assujetti, déterminisme) mais positive, lors de la prise de conscience (son assujettissement est une contrainte capacitante (p289)) grâce à la contre-interpellation qui « homonise » (id) l'être qui, de facto, « devient sujet humain »(id).
anne.vacquant.free.fr/av/