Titre, présentation, sommaire, petit lexique musical du début ou longue chronologie foisonnante et touffue d'introduction balayant le contexte historique et culturel de création nationale et internationale ayant précédé ou accompagnant ensuite la vie et la naissance des oeuvres du musicien (né à Ciboure au pays basque en 1875, élevé à
Paris, mort à
Paris en 1937), très engageants, parlent à eux seuls des bonnes raisons de ne pas se fier à
la couverture et d'aller à ce livre passionnant. Sa qualité principale étant de faire tendre l'oreille aux néophytes pour découvrir la presque intégralité d'une oeuvre musicale, jugée à fois classique et transgressive, en quatre-vingt-neuf QR codes semés tout le long du parcours assortis des commentaires éclairés de l'auteure, musicienne, professeur et cheffe de choeur aguerrie. Oublié donc ce médaillon calamiteux où
Ravel a la mine d'un huissier de justice (ou d'un notaire de province), choix résultant peut-être de droits toujours en vigueur dont le détail de la transmission abracadabrante est un détour à ne pas manquer (Ch. IX).
Ravel au contraire est un dandy doté d'un certain goût pour la fantaisie vestimentaire laquelle aurait fait sensation lors de sa tournée américaine triomphale de fin 1927 à avril 1928 (p.79/80, Ch. IV et XV). Petit gabarit physique, liens affectifs forts avec son frère adoré (Edouard), dévotion pour sa mère et séducteur patenté (d'après les Mémoires d'Alma Malher qui l'avait hébergé trois semaines à Vienne après la guerre)
Ravel vit en célibataire entouré de femmes et sans femme, farouche, secret mais sociable, appréciant toujours
la compagnie de complices de longue date ou d'ami(e)s, le catalan Ricardo Viñes, R. Manuel, M. Rosenthal, son groupe « d'Apaches », ses interprètes, même après s'être replié dans son « Belvédère » de Montfort-L'Amaury acquis après le décès de ses parents. Si l'apprentissage du piano à six ans et ses années de Conservatoire n'ont pas fait de lui un virtuose ce sont ses oeuvres pour piano qui lui ouvrent la notoriété très jeune ; l'instrument marque toute son oeuvre (Ch. II, Maurice
Ravelau piano). Boulé quatre fois par le jury du Grand Prix de Rome (
1900/02/03/05), l'élève chouchou de G. Fauré (auquel il a dédié dès 1902 ses « Jeux d'eaux ») est déjà connu (Les sites auriculaires (1895), Pavane pour une infante défunte (1899), quatuor à cordes (1903) et devient indifférent aux honneurs…
Singularité d'un artiste surdoué qui s'impose autrement. Harmonie, contrepoint et composition. Il surclassera tous ses pairs et congénères avant de hisser l'art de l'orchestration à son sommet (dans ses oeuvres ou celles des autres), après Berlioz et Rimski-Korsakov (Ch. IX, p. 147), introduisant des instruments jusqu'alors peu utilisés (Saxophone, tuba, timbres, percussions, caisse claire, cloches, gongs, tambourins etc.), virtuose des substitutions improbables. « Chez lui pas de musique au kilomètre, pas de redites, pas de formules toutes faites – chacune de ses oeuvres, […], étant un bijou unique, original et parfaitement achevé » (p. 110). Un catalogue modeste de musique de chambre (Ch. VI) ? Certes mais des oeuvres hors du commun tels ses Concertos (faux) jumeaux (1932) : « Ecrire simultanément deux concertos pour piano et orchestre n'est pas banal. Et quand il s'agit de deux oeuvres aux antipodes l'une de l'autre, l'exploit est encore plus remarquable – même s'il existe un précédent : les « cinquième » et « sixième » symphonies parfaitement antinomiques que Beethoven a lui aussi composées en même temps, « l'une le reposant de l'autre » (p. 191, Ch. XIII).
Oeuvre construite, compacte (son oeuvre la plus longue, une heure, Daphnis et Chloé pour les ballets russes de Diaghilev, 1912), cent pour cent profane à une époque où
la création s'émancipe du divin et entre en « dissonance ».
Ravel ne s'inscrit pas pour autant dans la rupture comme son contemporain Schoenberg (Pierrot lunaire, 1912) et confie à
Manuel Rosenthal être sans illusion sur l'avenir de la musique atonale : " C'est un magnifique crépuscule, somptueux. Cela dit, qu'advient-il après le crépuscule ? La nuit " (p. 100). Lui,
Ravel fera subir moult torsions à la gamme modèle du système tonal en vigueur depuis la Renaissance et osera faire cohabiter les « notes qui ne s'aiment pas », recourant aussi au phrasé modal utilisé au Moyen-âge. Il se distingue par « la manière polytonale d'habiller des idées musicales au départ minimalistes » (p. 167)... le jazz se souviendra des "accords
Ravel". Toutes choses musicalement illustrées chapitre cinq.
Oeuvre souvent lente à s'élaborer (neuf ans pour la fantaisie lyrique, L'Enfant et les sortilèges (1925), sur un livret et en collaboration avec Colette (Ch. VIII, La part d'enfance), des sources et des formes multiples : Mallarmé (« Trois poèmes », 1913/14),
Aloysius Bertrand (
Gaspard de la nuit, triptyque pour piano), mélodies pour voix et piano, « parlé/chanté » des
Histoires naturelles (1906), d'après
Jules Renard, Valse de 1919, Trois chansons (1932) sur des textes de
Paul Morand, l'orientalisme de Shéhérazade (1903). Par-dessus tout un pays l'inspire, l'Espagne, où il met les pieds assez tardivement (Rhapsodie espagnole et L'heure espagnole opéra en un acte, deux oeuvres de 1907, L'alborada del gracioso quatrième pièce de Miroirs (Ch. XV, M.
Ravel grand voyageur devant l'éternel) ; quant au lancinant Bolero (1928) ? « Une anomalie » à redécouvrir (Ch. X, « Bolero », le grand malentendu) !!
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Illustré des témoignages et souvenirs de trois de ses interprètes favorites (la pianiste
Marguerite Long à laquelle
Jean Echenoz fait beaucoup d'emprunts sans guillemets sans
la citer dans son livre "
Ravel", la violoniste
Hélène Jourdan-Morhange et la mezzo-soprano
Madeleine Grey), ce parcours exigeant reste toujours vivant, ouvert et généreux. La simplicité du style invite le lecteur à une totale liberté d'écoute ou d'appréciation, d'aller et venir entre les morceaux et leurs diverses interprétations, de s'attarder sur l'originalité et la spécificité de l'art du musicien (Ch. V,
Ravel ou l'art d'apprivoiser les fausses notes ; Ch . IX, L'orchestre magique de Maurice
Ravel) ou sur quelques aspects saillants et moins radieux de sa biographie à travers les pages où la musique se tait : celles consacrées à son engagement sur le front en 1916 comme conducteur - à sa demande alors qu'il avait été réformé - ou celles sur la fin de sa vie (Ch. III/XI/XII et XIV/XV/XVI). Déambulation musicale très riche dont les savantes beautés ne s'épuisent sans doute pas en une seule et première lecture... Merci aux Éditions le bord de l'eau et à Babelio pour le délai supplémentaire accordé à la publication de cette chronique bien incomplète.