Papa malgré sa vie d'écrivain-soldat-époux n'avait pas perdu l'esprit, il continuait à tourner autour des femmes, avec insistance, si l'on en jugeait à ses suppliques téléphoniques pour notre rencontre d'aujourd'hui. Et il aimait toujours le même type de femmes. Extravagantes. Sa dernière épouse, une actrice qui s'était récemment suicidée et lui avait tourné les sangs, était une psychopathe. «Taré, où est-ce que tu vas encore te fourrer!» aurais-je voulu dire à mon vieux collègue. «Oui, cette douce bête sauvage à chapeau va te trancher la gorge d'un seul coup d'un seul.» Je l'avais vu caresser de ses gros doigts couverts de poils gris sa main fine baguée dont il avait chanté la beauté dans les deux bars précédents. «Il n'y a presque plus de femmes pareilles», affirmait-il. «Mondaine et charmeuse. Grandeur d'âme naturelle.
C'est qu'ils ne boivent pas de vodka, nos linotypistes, ils la dédaignent, voyez-vous. C'est qu'on ne trouve pas comme ça, au pied levé, des linotypistes compositeurs de textes russes aux Etats-Unis. Moïse, plutôt dur à la desserre, est bien obligé de les payer correctement. C'est vrai aussi que les linos russes ont du mal à trouver du travail dans leur secteur. Alors ils se font un chantage permanent… A l'affût de l'attaque de Moïse sur son salaire et ses droits, l'élite de la classe ouvrière méprise la vodka et boit aristocratiquement le trois fois plus onéreux cognac Napoléon français. On les connaît et on les apprécie nos travailleurs dans le magasin d'à côté, à l'angle de la 55e rue et de Broadway. Ils ont déjà descendu un paquet de caisses de Napoléon.
Ce sont tous des gars simples, les gars du rock'n roll, à quelques exceptions près… Les Américains surtout. Des gars simples et souvent violents. Douglas l'a tellement tabassée qu'elle n'a pas pu marcher pendant un mois. Lorsqu'elle a pu se lever, elle a mis des lunettes noires et a quitté l'appartement, en laissant tout, elle n'a même pas pris un sac. C'était son appartement…
Si j'avais été une femme, je me serais arrêtée comme foudroyée en le voyant, ce héros en imper et chapeau. Personne ne le faisait chier. Les groupes de vauriens noirs, à demi criminels, debout, malgré la pluie, sous les auvents des cinémas et des magasins de la 42e rue, ne lui demandaient pas d'argent, ne lui proposaient rien et s'écartaient respectueusement s'il lui arrivait de les croiser. Moi, qui le suivais à une dizaine de mètres, ils, essayaient de m'attraper par la manche et m'accompagnaient de leur habituel et menaçant «Hey, man…» C'est vrai, j'étais en jean et blouson de cuir et j'avais un parapluie.
William croit que Maggy a voulu le tuer en versant du poison dans l'alcool, s'accouplant pour cela avec l'Irlandais. Et moi, je crois que ma femme a empoisonné ma vie, a rendu ma vie impossible, mortellement dangereuse en s'accouplant avec un Français, C'est vrai, je l'accuse plus que le Français. Comme Willy accuse plus Maggy que l'Irlandais. Je pense que ma femme m'a quitté pour dégoter un mari riche. Et William que Maggy a essayé de l'empoisonner pour obtenir sa chambre. Ses arguments sont tout aussi pesés que les miens. Ou tout aussi fous…
Emmanuel Carrère Limonov
Emmanuel Carrère - Limonov : Où Emmanuel Carrère tente d'expliquer d'où est venue son envie d'écrire un livre sur Edouard Limonov, à partir de quoi "Limonov" a été écrit; -ses rencontres avec Limonov et la lecture de ses livres, et comment il en a fait un roman d'aventures et non une biographie , et où il est question aussi d''Alexandre Dumas et du "Comte de Monte-Cristo", de la Russie et de l'Union Soviétique, à l'occasion de la parution de "Limonov" d'Emmanuel Carrère aux éditions POL, à Paris, le 29 juin 2011 - Эдуард Лимонов - Россия - СССР
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