Dans «
Limonov », son dernier ouvrage,
Emmanuel Carrère mentionne avec considération
Zakhar Prilepine, ce jeune auteur en vogue de 36 ans dont les oeuvres rencontrent un grand succès auprès des citoyens russes des classes « inférieures ». Il est vrai que cet écrivain, adhérent au parti National Bolchevik (le parti fondé par
Limonov) et militant anti-Poutine convaincu, a fait croître son oeuvre dans le limon fertile de la Russie profonde, celle des campagnes boueuses, des villages à peine mentionnés sur les cartes, celle de la ruralité et de la pauvreté, celle de l'ennui, du désenchantement et de l'alcoolisme, enfin celle qui conserve dans ses chairs les plaies récentes des guerres en Tchétchénie dans lesquelles l'auteur a été personnellement engagé.
Après « Péchés » pour lequel il a reçu la plus haute distinction littéraire russe, le prix Supernatsbest 2011, après «
San'kia » chronique douce amère des années Poutine,
Zakhar Prilepine continue son exploration des confins de la Russie, mettant à jour la misère physique et morale et le désoeuvrement dans lesquels une grande partie du pays, oublié par ses dirigeants, semble bien prêt de s'enliser.
A l'heure où l'on ne nous parle que d'oligarques et de nouveaux riches, de jeunes loups aux dents longues couverts d'or et de filles, d'une Moscou dorée où caviar et argent coulent à flot, il est intéressant de découvrir, à travers les nouvelles plumes de l'Est, que la réalité est tout autre et que si une infime partie de la population a su profiter d'une démocratie fondée essentiellement sur un libéralisme de marché effréné, la majeure partie du pays, provinciale et rurale, vit dans la précarité et n'est pas loin de déplorer l'époque stalinienne.
Un envers du décor que
Zakhar Prilepine dénonce dans les onze nouvelles qui composent «
Des chaussures pleines de vodka chaude », nous montrant ainsi un pays en jachère, abandonné à son triste sort et en proie à une totale vacuité existentielle.
Mais si ces nouvelles font état d'une réalité morne et d'un avenir bouché s'annonçant bien morose particulièrement pour la jeunesse de ce pays, le ton employé par
Prilepine, à la fois viril et tendre, n'est jamais vindicatif, dramatique ou excessivement fataliste. Au contraire, il y a dans ses textes une énergie, une fraîcheur, un sentiment de camaraderie et de solidarité qui se dégagent de tout accablement pour s'inscrire dans une lecture aux intonations sincères, justes et touchantes.
Au travers de nouvelles comme « Gilka », « Récit de garçons », « Viande de chien », etc.…
Prilepine aborde des sujets très contemporains avec finalement, une écriture de facture plutôt classique, dépourvue de vulgarité mais non dénuée d'un humour bon-enfant ainsi que d'une poésie douce et mélancolique que viennent auréoler d'originales et jolies métaphores.
Amitiés viriles, fraternité, femmes, guerre, jeunesse, alcool…le jeune auteur russe, avec une compréhension fine des mentalités et une affection mâle un peu bourrue, peint un tableau de la Russie contemporaine où les ors et les dorures du Kremlin font place à des voitures cabossées, à des jeunes gars qui veulent épater des filles, à des chemins boueux menant à des villages désormais désertiques…Tout cela généreusement arrosé de vodka dans un pays où les mots « tu veux boire ?» comptent « parmi les plus importants qui définissent les destins de la civilisation russe »…
Car dans cette Russie que l'on sent désolée et lasse, la vodka, c'est bien la seule chose qui ne fait jamais défaut !