Sous le fouet du destin 1915-1916

La vie? Puis-je la regretter? Je ne lui demandais rien de ce qu'elle a de frivole, de clinquant et de vide; mais seulement le loisir et la force de penser et d'agir. J'estimais qu'un homme n'avait de valeur qu'autant que sa conception de l'existence était vaste et nette, et la conscience de ses droits et de ses devoirs, éclairée. Et je m'étais mis avec une ardeur opiniâtre à la tâche. Mon ambition était, dans la mesure de mes moyens, de réaliser une œuvre. Un homme ne doit pas passer dans la vie en simple spectateur, en dilettante et en égoïste. Il faut qu'il laisse quelque chose de lui, qu'il concrétise sa personnalité par des actes, des faits, qu'il enrichisse le trésor spirituel de l'humanité de ce qu'il aura pu réaliser en beauté. Rêve utopique démenti par le présent? Non. L'explosion des instincts déréglés de la brute, le déchaînement de la violence, de l'injustice, de toutes les puissances du mal contenues jusqu'ici par la civilisation, par le pouvoir de la raison, condamnent-ils pour toujours à l'inanité le rêve d'une société meilleure? Faut-il désespérer? Faut-il abandonner l'humanité dans ce violent sursaut de destruction et croire que tout est irrémédiablement perdu? Non! Non! Et c'est pour cela que nous luttons. C'est pour cela que nous souffrons. Voilà le sens de notre sacrifice. Décembre 1915 Vieil Armand

La neige et la pluie glacent lentement ma chair et mon sang... Et, sous la double tempête de la nature et des hommes, [...] j'attends la main caressante de l'Eternelle, la mort souriante qui fermera ma paupière. Je l'attends et je la désire, comme, pendant une nuit d'insomnie, on attend et désire le sommeil. Je sens que je ne me relèverai pas, que je ne pourrai sortir de ce charnier, et que, si par miracle, j'en suis tiré, mon organisme atteint à mort par ces souffrances physiques endurées, traînera pendant quelque temps, lamentablement, sa misère, pour s'effondrer ensuite. Pourquoi n'ai-je pas été tué dès le début de l'attaque, comme les heureux camarades? Ce serait fini à présent, fini de souffrir...