Chez les King il y a d'abord Marie, la mère, cinquante-neuf ans. Elle règne sur la grande demeure idéalement située dans le meilleur quartier de Sydney, seule depuis son divorce. Son ex est un ponte de la publicité, elle s'est longtemps occupée de son (extraordinaire) jardin tout en picolant sévèrement pour maintenir un flou de façade sur ce qu'elle ne voulait pas affronter. Ils ont eu trois enfants, devenus adultes mais peu responsables. Les temps sont durs, Marie ne peut maintenir le train de vie auquel elle était habituée et ne sait pas vraiment comment faire. Elle croise un jour la route d'un salon de tatouage, et sans réfléchir, se lance. C'est le début d'un changement de vie total…
On pense forcément aux Corrections de Franzen en s'enfonçant dans cette grosse brique qui ne se laisse pas engloutir facilement. Non, la vie des King et la réalité de l'Australie en ces temps d'urgence climatique ne revêt pas ses plus beaux atours pour nous séduire. Au contraire, même, le roman distille un puissant malaise et ne cesse de nous ramener à notre si commune condition d'individualistes bornés et complaisants. Son tranchant est acéré et si on s'accroche, c'est comme malgré nous, en espérant presque finir par tomber sur ce qui nous permettrait d'en sortir. C'est pourquoi on est tout étonné lorsque notre gorge finit par se serrer et qu'on le termine avec un réel sentiment de perte. Subtil, intelligent et très puissant.
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Marie King se retrouve à fêter son anniversaire dans un nid de serpents ; dans la maison que son ex-époux lui a laissée après l'avoir vidée de tout ce qu'elle avait de précieux (maison que la quasi-sexagénaire n'a plus les moyens de garder), entourée de ses enfants qui se chamaillent au sujet de l'héritage, de leur situation et qui n'éprouvent qu'un amour aigri pour leur mère, embourbée dans les dettes et l'alcool. Quelques temps, une monumentale cuite et une esclandre honteuse plus tard, Marie King part se faire tatouer, sur un coup de tête. Et ça lui plaît. Tellement qu'elle remet ça deux fois de suite. Pour réaliser qu'elle veut plus et mieux. Appétit qui la mènera à rencontrer une artiste tatoueuse, Rhys, avec qui elle va lentement se lier d'amitié, comme une tortue émergeant de sa carapace d'apathie alcoolisée.
Le rythme du roman est lent, on est dans l'introspection chorale et le chemin de rédemption personnalisé. Ce n'est pas seulement Marie, mais aussi ses enfants qui s'ouvrent petit à petit les un∙e∙s aux autres. Tout le monde cherche à reprendre le contrôle de sa vie ou à vivre mieux. Et si la fin de l'histoire ne permet pas de la classer au rang des "feel good", elle n'en reste pas moins une histoire de recherche du bonheur touchante et complexe.
J'ai pour ma part eu du mal à rentrer dans le livre, dont le rythme me semblait poussif, malgré une écriture assez belle. Avec un peu de patience, j'ai finalement réussi à m'y plonger, me laisser guider par le fil des réflexions des personnages et sympathiser avec leurs points de vue. L'histoire offre une chronique délicate d'une femme mise au pied du mur, devant mettre de l'ordre dans sa vie, quitte à découvrir le pire comme le meilleur.
Ce roman australien a mis 9 ans à nous parvenir, décalage perceptible et parfois déroutant, qui s'ajoute au décalage géographique.
Premier décalage : la végétation et le climat. Marie King, le personnage central, possède une maison et un grand jardin dont l'entretien occupe une bonne partie de ses pensées et activités. Il sert même de reflet et d'aune pour comprendre sa vie... le texte apporte ainsi beaucoup d'infos intéressantes sur le bush et les maladies, problèmes, soucis propres aux plantes australiennes. Pour ma part, je me suis sentie au début perdue dans les descriptions détaillées si peu familières, avant de m'accoutumer au vocabulaire.
Second décalage : la perception des tatouages. En effet, si les modifications corporelles, dont les tatouages, sont mieux acceptées en 2019, voire à la mode, en 2010 dans le milieu bourgeois australien, eh bien elles sont plutôt considérées comme la marque d'une déchéance ou un témoignage de vulgarité. Ce qui rend la lecture de ce roman un peu dissonante quand les enfants de Marie King s'offusquent des tatouages qu'elle s'offre.
Cela dit, n'hésitez pas à le lire, il vaut le détour !
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Une fois n’est pas coutume, cette année-là, tous les enfants s’étaient réunis à Sirius Cove pour l’anniversaire de leur mère. Un vent d’ouest soufflait depuis le matin, déposant de la poussière sur la terrasse où les membres de la famille apportaient les plats et allumaient le barbecue. Leon, qui n’était pas revenu à Sydney depuis plus d’un an, était frappé autant par les effets de la sécheresse sur la ville que par l’impression de vide dans la villa depuis le divorce de ses parents. Ross, leur père, avait emporté ses œuvres d’art et meubles les plus précieux, et Marie, restée seule, semblait avoir rapetissé dans la maison devenue trop grande. En passant devant le palmier éventail planté près du dallage, il en affleura l’écorce, aussi épaisse et rugueuse que la peau d’un éléphant - une vieille habitude qui le réconfortait.
Clark écarta de la chaleur du gril l’arbuste que son frère avait offert à leur mère, un plant au tronc sinueux, élégant, et aux fines fleurs délicates.
« C’est quoi ?
- Un Agonis flexuosa. » Leon en arracha une feuille et l’écrasa entre ses doigts sous le nez de son frère, libérant une senteur poivrée, piquante. « Il va falloir le mettre rapidement en terre.
- On peut s’en occuper pour toi, maman », proposa Blanche.
Clark se mit à cuire des morceaux de poulet. « Oui, je veux bien, merci » dit-il à Hugh, qui servait le vin.
En retournant à la cuisine, Marie lança par-dessus son épaule : « J’ai peut-être une place pour lui près de banksia. »
Blanche jeta à Leon un coup d’œil qu’il ignora. Elle avait coiffé un chapeau à larges bords souples, ne laissant voir de son visage que ses lèvres pleines, toujours fardées de rouge. En cet instant, elles dessinaient un sourire moqueur.
Au moment où les enfants s’installaient à table, la voix contrariée de leur mère leur parvint :
« Où est le vin ? Où est mon verre ?
- Dehors, maman.
- Je vous ai servie, madame King, déclara Hugh.
- Mais j’en avais un ici ! » affirma Marie. Celui qu’elle avait laissé dans la cuisine était plus grand, et contenait les dernières gouttes de riesling Queen Adelaide, moins perceptible dans son haleine, lui semblait-il que le chardonnay Taylor apporté par Blanche et Hugh.
« Maman ? Tu ne veux pas venir t’asseoir avant que ça refroidisse ? »
Ah, il était là, caché derrière le grille-pain… Son riesling à la main, Marie ressortit, joyeuse et empourprée. « C’est la première fois qu’on mange dehors depuis le début de la saison, annonça-t-elle. Je crois que ça mérite un toast.
- Il fait un temps magnifique, observa Hugh.
- Moi je trouve ça sinistre, répliqua Clark. On est à la fin du mois d’août et on se croirait en été.
Les eaux du port, d’un bleu intense, formaient la toile de fond sur laquelle se découpaient les frondaisons en contrebas de la terrasse. Le claquement des voiles sur les bateaux qui le sillonnaient semblait tout proche. La famille avait poussé la table contre les baies vitrées pour s’abriter le plus possible du vent et lesté les serviettes avec les couverts.
« C’est tellement bizarre que Pat Hammet ne soit plus là…, observa Leon avec tristesse.
- Elle a vécu toute seule dans cette maison pendant presque dix ans après la mort du juge Hammet, vous savez, dit Marie.
- Peut-être, mais elle l’a laissée dans un état déplorable, souligna Blanche.
- Je l’aimais bien comme ça, affirma Clark. Et j’aimais bien Pat aussi. Cette baraque était fascinante. »
Les nouveaux voisins, les Henderson, avaient fait démolir la propriété gothique centenaire des Hammet peu après le divorce de Ross et Marie King. Ils avaient reconstruit si près de la clôture que Marie n’avait pratiquement plus de lumière en hiver, et à la place du jardin devant se dressait désormais un garage pour quatre voitures, où Rupert Henderson entreposait ses Jaguar de collection. Des caméras de surveillance étaient apparues sur le mur d’enceinte, et une piscine bientôt creusée dans le jardin derrière, qui donnait sur le port. » (p. 13, 14 et 15)
Marie n'avait jamais aimé sa peau : elle vivait à l'intérieur comme une captive. C'était celle d'une étrangère inadaptée au climat, hypersensible et incapable de garder un secret. Elle révélait tout : les repas épicés, les larmes, l'angoisse, une autre longue journée dans le jardin. Chaque heure de sa vie exposée aux UV y laissait son empreinte, chaque verre d'alcool avalé aussi. Mais désormais enfin y figurait une marque qu'elle avait choisie. Elle avait elle même planté un drapeau sur son territoire.
Elle n’aurait su dire si elle avait besoin de rendre visite à sa mère pour boire ou si elle avait besoin de boire pour lui rendre visite.
- J'ai remis de l'ordre entrepris un grand nettoyage...
- Ah oui? Formidable , dit Susan. C'est très bouddhiste de faire le vide.
Il se cachait, préservé, derrière une façade miteuse, enveloppé dans le voile usé et rassurant de ses défauts.
Talking Point - Fiona McGregor