Ça vous dirait un petit rafraîchissement par cette chaleur ? Alors, allez-y, prenez, servez-vous, re-servez-vous même, car c'est réellement une très grande oeuvre que nous a léguée
Fridtjof Nansen. Cet homme est peu connu, peu célébré en France — la faute au chauvinisme national, probablement —, et c'est bien dommage. le nom de Charcot froufroute à nos oreilles de temps en temps, celui de Nansen, jamais.
Pourtant, à l'examen de ce qu'ils ont accompli l'un et l'autre, voilà qui est fort étonnant :
Fridtjof Nansen, c'est d'abord un scientifique, c'est d'abord quelqu'un qui était soucieux de faire avancer les savoirs de l'humanité avant de rechercher une quelconque gloriole personnelle.
C'est très net et cela transparaît à chaque page de son récit. Toujours il nous donne des éléments climatiques précis, des observations pertinentes, des hypothèses, des relevés concernant les espèces animales rencontrées et leur comportement.
Ce qu'il convient d'avoir en tête, lorsqu'on s'attelle à la lecture de
Vers le pôle, c'est que, dans l'ensemble, lorsqu'en 1893, Nansen se lance dans son expédition en Arctique, ce vaste ensemble polaire est encore grandement une terra incognita. Preuve en est la faiblesse de ses cartes, qui, selon leurs auteurs, se contredisent, sont imprécises, mais surtout incomplètes. Nombre d'îles n'y figurent pas et le contour exact des continents est encore largement aléatoire en raison de la présence quasi permanente (à l'époque, c'est un peu différent de nos jours) de la banquise et des glaciers. La vérité, c'est qu'on ne sait toujours pas, en ce temps-là, si sous le pôle nord il y a ou non une terre.
Mais c'est un scientifique, Nansen, et c'est en scientifique qu'il envisage la question. Un événement a priori anodin va l'y aider : en 1881, un bateau, la Jeannette, disparaît en mer, au nord du détroit de Béring, quelque part au large de la Sibérie ; l'équipage et le bateau sont perdus, corps et biens. Or, en 1884, des Esquimaux du Groenland découvrent des restes de l'épave de la Jeannette.
Comment est-ce possible ? se demande Nansen. Si la Jeannette a sombré au nord de la Sibérie orientale et qu'elle ressurgit trois ans plus tard au large du Groenland, c'est d'une part que la banquise n'est pas fixe comme on le supposait alors, et d'autre part, c'est qu'il existe un courant qui relie l'extrême orient et l'Atlantique nord en passant vraisemblablement par le pôle. Tiens, tiens, tiens… c'est intéressant tout ça, se dit Nansen, j'ai envie d'aller voir cela de plus près.
Mais comment faire ? Chacun sait qu'un bateau saisi par les glaces se fait automatiquement broyer par elles tôt ou tard, d'où les naufrages à répétition de ceux qui s'y sont laisser prendre... Mais, je vous l'ai répété un certain nombre de fois : Nansen est un scientifique. Ses connaissances en biologie sont impressionnantes, mais ses connaissances en physique ne sont pas mal non plus.
Ainsi, il imagine un bateau tout spécialement conçu pour se faire prendre dans les glaces sans en pâtir. Pour cela, il faudra que la forme de sa coque et sa résistance intrinsèque lui permettent d'être poussé en hauteur sitôt que les glaces l'enchâsseront. Chose dite, chose faite, Nansen réalise les plans d'une goélette toute spéciale, qui se nommera le Fram, ce qui, en Norvégien, signifie « en avant ». (Lequel Fram sera amené à accomplir d'autres exploits par la suite, rien moins que de conduire l'incontournable Amundsen à la conquête du pôle sud en 1911, mais n'anticipons pas, chaque chose en son temps.)
Et Nansen, outre le fait d'être un bon scientifique, est aussi un sportif accompli : il a déjà victorieusement traversé le Groenland chaussé de skis et muni de traîneaux légers. Il connaît bien les sévices du froid, des efforts et des privations qui attendent tous les explorateurs polaires. Voilà pourquoi il prévoit mille choses à bord de son navire pour lui permettre, avec un équipage trié sur le volet, d'endurer une dérive de plusieurs années, cernés par les conditions les plus hostiles de la planète.
Il est convaincu qu'en se laissant emprisonner par la banquise le plus loin possible vers l'est, au nord de la Sibérie, il ressortira tôt ou tard entre l'archipel du Spitzberg et le Groenland. Y parviendra-t-il ? Échouera-t-il ? C'est ce que je vous veux laisser le plaisir de découvrir par vous-mêmes à la lecture de ce fantastique récit.
Oui, j'ai bien écrit fantastique, car Nansen a également bien d'autres cordes à son arc que celle d'explorateur : c'est un conteur de talent, un penseur, qui arrive à tutoyer l'esthétique, la mystique et la philosophie dans les longues heures de la nuit polaire. Il sait nous émerveiller à la contemplation de ces paysages ô combien rudes mais sublimes. Il sait méditer tout haut sur le sens de la vie.
Précisons encore que Nansen, plus tard, occupera des fonctions de diplomate et qu'il oeuvrera en faveur des réfugiés de par le monde, ce qui lui vaudra rien moins que le prix Nobel de la paix. Bref, à mon avis, un grand, un très grand bonhomme que ce
Fridtjof Nansen, dont on comprend aisément pourquoi il exerça une véritable fascination sur le jeune
Roald Amundsen, qui voulut poursuivre et enrichir l'héritage norvégien en matière de connaissance et d'exploration polaire.
Un must du récit d'aventure polaire, assurément, mais, bien entendu, cet avis chaud pour un temps froid, apparaîtra probablement bientôt aussi incongru que le fait de parler de banquise pour le pôle nord, avec sa couche de glace chaque jour plus fine, chaque jour plus fragile, plus inapte à supporter le poids d'un ours blanc, autant dire, d'elle comme de la critique, qu'elles ne représentent pas grand-chose et c'est bien dommage (concernant la banquise, bien sûr ; la critique, vous pensez bien qu'on s'en fiche).