Monsieur Gros-Bidon [1923], par
Samuel Ornitz, trad. de l'anglais [États-Unis] par
Andhrée Vaillant [1932] : Paris, NRF, coll. « les Livres du jour », 1932, 292 p.
Réédition avec préface de
Jérôme Charyn : Paris, Rivages, coll. « Thriller », 2005, 234 pp.
La traductrice, dans un avertissement liminaire, affirme qu'il ne s'agit pas d'un roman mais d'un document « dépourvu de tout fard littéraire ». C'est peut-être beaucoup dire. On retrouve dans le livre de
Samuel Ornitz bien des éléments très communs dans la production romanesque américaine. Mettons que c'est un roman réaliste, un bon roman réaliste, truculent, haut en couleur, et qui offre un tableau assez exact d'une partie de la société américaine. Assez exact, mais en partie périmé. le héros, qui conte lui-même son histoire, serait aujourd'hui [en 1932] en effet un homme d'un certain âge, et c'est surtout le New York d'il y a trente ans [1900] qu'il nous décrit ; mais cette description peut nous aider à comprendre le New York d'aujourd'hui.
Meyer Hirsch est né dans la cale d'un bateau d'émigrants et a grandi dans les taudis du quartier juif de New York. Il voit tout autour de lui parents et voisins crever de misère, et la vie lui donne de bonne heure de dures leçons, rendues plus claires encore par les commentaires de son entourage :
« Et chaque jour, Philip me met en garde : “Meyer, Meyer, rappelle-toi, celui qui travaille de ses mains est un homme perdu, un chien. Ne sois jamais un ouvrier. Laisse les autres travailler pour toi, c'est la seule bonne combinaison. C'est le travail du cerveau, c'est l'habileté qui enrichissent.” Et papa, se désignant lui-même comme un exemple horrible répète solennellement : “Ne sois pas un ouvrier – n'importe quoi d'autre – mais ne sois pas un de ces chiens d'ouvriers.” »
Mais l'influence du milieu familial est plutôt indirecte et le père de Meyer n'est dans son récit qu'une silhouette effacée et falote perdue parmi bien d'autres. « Un ouvrier et ses enfants sont des étrangers entre eux. le père s'en va, à son labeur pendant que les enfants sont endormis, et le soir il est trop fatigué pour faire autre chose que de se coucher afin d'être prêt à recommencer le lendemain dès le lever du jour.»
L'influence de l'école, aussi bien de l'école anglaise que de l'école juive, est peut-être encore plus restreinte que celle de la famille. le milieu d'élection du petit juif pauvre, c'est la rue :
« Un grand nombre d'entre nous n'étaient que des étrangers impatients, des hôtes momentanés dans la demeure paternelle. Puis venait le monde resserré, étriqué, de l'école publique. Les manières et les vêtements, le parler et les points de vue de nos maîtres commandaient notre respect et faisaient ressortir la mesquinerie, l'étrangeté et la grossièreté de nos familles et de nos foyers. Ensuite il y avait aussi les heures dures et cruelles de “cheder” (l'école juive) avec son atmosphère de superstition, et la crainte de châtiments. Et enfin notre existence des rues, cette vie délicieuse, hors la loi, bien à nous, riche en couleurs, la brèche par laquelle nous échappions à la discipline, à la contrainte et aux entraves de nos autres vies. »
Le petit Hirsch connaîtra toutes les ivresses de cette existence de bambin « outlaw ». Les interminables vagabondages, l'oeil aux aguets pour éviter les « policemen », les chapardages aux éventaires, les rixes qui dégénèrent en véritables batailles rangées avec les bandes rivales ; le danger, sans doute, mais aussi la variété, le mouvement, la vie, et les longues flâneries, et les périodes d'abondance... Comment le gamin qui a goûté de cette vie-là se résignerait-il à devenir un misérable manoeuvre tirant l'aiguille et suant par tous les pores de son corps ankylosé dans l'atmosphère humide et malsaine d'un atelier ! En grandissant, il continue, et du chapardage passe au vol et au meurtre. le gavroche devient gangster. Ainsi s'explique la formation des fameuses bandes qui terrorisent Chicago et bien d'autres villes. Et ceci n'est pas du tout du roman. Il suffit de se reporter à d'autres autobiographies, bien moins romancées que celle de
Samuel Ornitz, notamment au « You can't win », de Jack Black, paru en 1926, pour comprendre comment se recrutent les apprentis gangsters. La plupart des compagnons de Meyer Hirsch entreront dans cette noble carrière, et quelques-uns finiront sur la chaise électrique.
Mais Meyer Hirsch est trop intelligent, son sens des réalités est trop aiguisé pour qu'il consente à courir de pareils risques. Il a compris qu'il y avait mieux à faire. L'activité d'une bande est presque toujours double. On vole, puis, pour se protéger contre les représailles de l'ordre public, on est amené à lier partie avec ceux qui détiennent les leviers de commande, les politiciens. Ils vous empêchent d'aller en prison, mais ils vous demandent en retour d'assurer leur réélection. Pendant la période électorale, toutes les bandes sont à l'ouvrage et c'est alors qu'il se commet le plus de meurtres généralement impunis. Meyer Hirsch se mettra du côté du manche. Au lieu d'être un vulgaire gangster, de la chair à revolver, il sera homme de loi et politicien. le livre nous met au fait, d'une manière assez décousue, des étapes rapides de sa carrière. Avocat d'affaires retors et recherché, agent électoral puissant et redouté, maître de tout un fief, puis juge et envoyant à Sing Sing des malheureux qui ne valent pas mieux que lui, enfin possesseur d'une fortune immense qu'il hérite de son oncle Philip, autre réaliste impitoyable, qui s'est enrichi en exploitant ses coreligionnaires et meurt d'un cancer a l'estomac au moment où il va pouvoir jouir de ses richesses. Mais, pour Meyer comme pour Philip, tous ces succès, honneurs, considérations, richesses, auront un arrière-goût de cendre. Meyer ne sera pas heureux. Au point de vue sentimental, il ne réussira pas à conquérir la seule femme qu'il aura vraiment aimée ; et, malgré tout son pouvoir, il est condamné à vieillir solitaire dans son bien-être faisandé en regardant se détacher de lui les jeunes générations... Cela, c'est, je crois bien, la partie romanesque de l'ouvrage. Les millionnaires du pays des dollars ont-ils tant de regrets sentimentaux ? Et puis Meyer et son oncle Philip s'enrichissent trop rapidement, trop facilement. On dirait à les voir et à les entendre qu'il suffit d'être dur et méchant pour que les dollars courent après vous. Ce n'est pas si simple. Il est vrai qu'ils vivent tous les deux dans la période ascensionnelle de la prospérité américaine et bénéficient de son élan. Il est vrai aussi que le texte américain a peut-être subi des mutilations qui expliqueraient certaines incohérences. Nous n'avons pas eu la possibilité de comparer l'original et la traduction, mais certains indices font soupçonner que ladite traduction n'est pas meilleure que les autres. Ainsi la 6e partie, page 238, porte en épigraphe cette surprenante citation :
« Et serions-nous assis sur le trône le plus élevé du monde que nous serions encore assis sur notre propre queue. »
Montaigne
Qu'est-ce à dire ?
Montaigne aurait-il été un darwiniste avant la lettre, un darwiniste assez enragé pour assimiler les hommes à des singes, et à des singes à queue prenante ? Ou bien est-ce que... Mais ce serait une singulière et difficile acrobatie ! Mais point n'est besoin d'avoir recours à ces hypothèses affolantes, si l'on se rappelle que
Montaigne a tout simplement écrit que sur le trône le plus élevé du monde « nous ne sommes jamais assis que sur notre cul ». Seulement cette phrase a été traduite en anglais par
Samuel Ornitz, et Mme
Andhrée Vaillant, au lieu de se reporter au texte des « Essais », a tout simplement fabriqué du
Montaigne en retraduisant, plutôt maladroitement, l'anglais d'Ornitz. Il est vrai qu'elle peut avoir une excuse : elle a sans doute cru que
Montaigne était un Américain (1).
Les Primaires, n° 34, octobre 1932
(1) Ce détail n'a pas échappé à l'attention de l'éditeur Rivages. Celui-ci reproduit cette fois la citation de
Montaigne, adaptée en français contemporain par Pierre Michel (Paris, le Livre de Poche, 1972) : Si, avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si nous ne sommes assis que sur notre cul. (« Essais » III, XIII).
Note complémentaire à la réédition de 2005
Samuel Badisch Ornitz était né le 15 novembre 1890 à New York. Fils d'immigrés polonais d'origine juive, il s'inspira de son enfance dans le Lower East Side pour écrire, par nécessité financière, à l'âge de 32 ans, «
Monsieur Gros-Bidon ». Il fut, à Brooklyn, travailleur social, membre de la Société pour la protection de l'enfance, puis représenta pendant cinq ans la « New York prison association » à la maison d'arrêt de Tombs.
En 1928, encouragé par Herman Mankiewicz, il devint scénariste, notamment à la Paramount. Après la Seconde Guerre, ses positions anti-maccarthystes lui valurent le triste sort de figurer sur la fameuse liste noire et sur celle dite des « dix d'Hollywood », avant d'être condamné à un an de prison pour avoir refusé de dénoncer des sympathisants communistes et pour avoir défendu son droit au silence. En prison, atteint d'un cancer,
Samuel Ornitz a consacré son temps à l'écriture de romans. Son dernier livre, « Bride of the Sabbath » (1951), est un roman historique sur la manière dont les deux premières générations de Juifs américains furent confrontées à un problème identitaire. Ornitz mourut en 1957 d'une hémorragie cérébrale.
Avec la réédition de «
Monsieur Gros-Bidon » chez Rivages, en mars 2005, l'éditeur ou le préfacier
Jérôme Charyn nous informe qu'à sa parution aux États-Unis, en 1923, le livre « fut présenté, pour des raisons commerciales, comme l'autobiographie anonyme d'un juge. Même s'il n'en est rien, ajoute-t-il, le roman de
Samuel Ornitz se fonde sur une réalité historique : l'implantation et la vie des émigrés juifs d'Europe centrale dans le Lower East Side à Manhattan. » À la lecture de la critique que
Régis Messac (1932), on notera que celui-ci ne s'est pas laissé abuser par le prétendu caractère autobiographique du récit, émettant un doute sur son authenticité et soulignant le caractère romanesque d'une partie du récit.
Le journal de
Quinzinzinzili, n° 3, août 2008, pp. 21-23
Lien :
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