Qu'est-ce que lire ?

En l'absence du disant, nous sommes face à une parole écrite détachée du complexe expressif qu'était son corps. Peu importe que nous soyons rompus à la lectue, mieux nous saurons lire plus nous sentirons la tristesse spectrale de la parole écrite, sans voix qui l'emplit, sans mimique charnelle qui l'intègre et l'incarne. Goethe disait que la parole écrite est un substitut, un misérable ersatz de la parole parlée. Il n'est pas inopportun d'évoquer cette pensée sur le frontispice d'un cours sur le Banquet [de Platon], dans la mesure où, dans Phèdre [idem], oeuvre parallèle et actuelle, Platon fait part de son antipathie envers chaque livre pour ce qu'il recèle de dire cadavérique, d'expression paralytique. Et il insinue avec finesse quelque chose dont on ne se rend jamais compte : à savoir que le rapport entre le lecteur et le livre est immoral parce que non seulement il ne peut pas répondre à nos objections, mais il brille par son arrogance, sans se risquer à répéter les mêmes choses, et ne peut répondre avec vigueur au lecteur imbécile en lui envoyant - et cela Platon ne le dit pas mais on peut le lire entre les lignes - un bon coup de poing dans la figure. Embrouillés par l'habitude de la lecture, qui est pour nous comme une seconde nature, nous jouissons des avantages évidents de la parole écrite - surtout imprimée - et nous avons perdu conscience du danger et des pertes qu'elle entraîne. Cela a engendré depuis soixante-dix ans [J. O. y G. écrit un peu avant 1946] une dévalorisation croissante de la seule parole qui soit telle dans sa plénitude, la parole orale, et avec elle les plus humaines des merveilles, que sont le dialogue, l'éloquence, la rhétorique : la seule magie effective.

Lire, lire un livre est, comme toutes les occupations proprement humaines, une tâche utopique.