Ce roman est puissamment évocateur. Les premières pages avec la cérémonie quotidienne Les deux minutes de la Haine, m'ont irrésistiblement fait penser à Hitler et à la fascination qu'il exerçait sur les foules. La suite m'a suggéré la Chine, bien qu'il semble qu'Orwell se soit plutôt référé à la Russie.
Dans un monde partagé entre trois entités Océania, où se passe notre histoire, Estasia et Eurasia, la société est dominée par le Parti, symbolisé par Big Brother, dont on voit l'image partout, sans avoir finalement de preuves de son existence. Les cadres dirigeants appartiennent au Parti intérieur, les techniciens au Parti extérieur, les autres sont les prolétaires. L'appartenance est décidée à 16 ans par un examen. Un passage sur l'existence de trois groupes dans toute société humaine m'a rappelé l'expérience sur les rats et l'établissement systématique de ces fameux trois groupes, dans le livre du regretté Pelt « La raison du plus faible ».
Le Parti intérieur désire un monde parfait, au sens de fini, d'immobile. Ainsi, il n'y a pas d'Histoire. Si les évènements exigent qu'Océania soit en guerre avec Estasia, il l'est depuis toujours. « Lorsque toutes les corrections qu'il était nécessaire d'apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée. Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvait comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l'appui, que les prédictions faites par le Parti s'étaient trouvées vérifiées. […]. L'histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent qu'il était nécessaire. »
Ce qui m'a le plus frappée dans ce roman, c'est le contraste entre le flou dans lequel vivent les gens, (Winston Smith, personnage principal, n'est même pas sûr de l'année où il vit), l'impossibilité de connaître vraiment le passé et donc le début ou la raison de la Révolution, de savoir qui est ennemi ou ami, à peine ce qui est permis ou non car beaucoup de règles sont sous entendues… et le contrôle total dont ils font l'objet. Dans les lieux publics mais chez eux aussi, des télécrans leur dispensent des messages et de la musique (comment réfléchir dans ce cas) mais aussi est susceptible d'enregistrer leurs gestes, leurs expressions corporelles ou faciales et leurs paroles. du moins, pour les membres du Parti extérieur, car à mon étonnement une partie de la population, les prolétaires, sont laissés hors du contrôle total de l'État. Bien sûr, ils subissent les pénuries, (malgré les chiffres toujours plus satisfaisants de la production) mais ils disposent d'une certaine liberté, en fait parce qu'ils ne valent pas la peine que l'on se soucie d'eux. « On n'essayait pourtant pas de les endoctriner avec l'idéologie du Parti. Il n'était pas désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu'on leur demandait, c'était un patriotisme primitif auquel on pouvait faire appel chaque fois qu'il était nécessaire de leur faire accepter plus d'heures de travail ou des rations plus réduites. Ainsi, même quand ils se fâchaient, comme ils le faisaient parfois, leur mécontentement ne menait nulle part car il n'était pas soutenu par des idées générales. Ils ne pouvaient se concentrer que sur des griefs personnels et sans importance. »
Le contrôle de la pensée exige aussi un contrôle du langage, d'où l'existence du novlangue. « - Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. » On ne peut s'empêcher de penser au livre du philologue allemand et juif
Victor Klemperer « LTI » sur la langue utilisée par le IIIème Reich.
La moindre pensée non orthodoxe est punie par la non-existence. Un jour, plutôt une nuit, vous disparaissez. Toute trace de votre vie est effacé, cela s'appelle être vaporisé. « Indubitablement, Syme sera vaporisé » […]. Quelque chose lui manquait. Il manquait de discrétion, de réserve, d'une sorte de stupidité restrictive. On ne pouvait pas dire qu'il ne fut pas orthodoxe. Il croyait aux principes de l'angsoc, il vénérait Big Brother, il se réjouissait des victoires, il détestait les hérétiques… »
Une partie du roman est la reproduction du livre, censé avoir été écrit par Goldstein, l'opposant. Cet ouvrage présente le pourquoi d'une telle organisation en la mettant en perspective avec l'histoire des sociétés. C'est la partie qui m'a le plus accrochée.
Finalement le lecteur aussi est laissé dans l'incertitude, même la dernière page tournée, on ne connait vraiment ni la genèse, ni le pourquoi de la révolution. Eurasia et Estasia connaissent elles vraiment une société identique comme il est assuré aux habitants d'Océania ? La Corée du Nord, par exemple, a bien une vision totalement erronée de tout ce qui extérieur à elle.
Il y a forcément des éléments de ce monde dans notre réalité, mais en définir les limites ne m'a pas paru si évident.
Un livre qui pour moi vaut la peine d'être lu deux ou trois fois dans une vie. Et du coup, afin de mieux connaître l'oeuvre d'Orwell, je me suis replongée dans la lecture d'Animal farm. Il y en aura d'autres.
Challenge ABC