Le Secret des orchidées

Et, si elle le voulait, Éric l'emmènerait dans les montagnes blanches de l'Inde, remplies de pagodes et d'idoles. Au milieu de bois remplis de tigres et d'éléphants, des hommes en habits jaunes, des femmes couleur d'étain, avec des anneaux aux pieds et aux mains, tout ce monde serait autour d'elle. Et il y aurait des femmes dont on ne voit que les paupières noircies avec du henné. Elles chantent et dansent ensemble un hymne à leurs dieux, et les bayadères, les filles du Gange feraient tournoyer leurs torses comme une couleuvre...Ou encore...ou encore, le cinéaste l'emmènerait chez les sultans arabes et les princes du désert, où les femmes dansent la danse du ventre, avec leurs épaules qui remuent, leurs têtes immobiles, leurs narines qui s'enflent, leurs cheveux qui se dénouent, et l'assistance qui regarde cela, en fumant du thé odorant...Ou encore, dans un canot de bois de cèdre, un canot allongé, dont les avirons minces ont l'air de plumes, sous une voile faite de bambous tressés, au bruit des tam-tams et des tambourins, elle irait avec le milliardaire dans ce pays jaune qu'on appelle la Chine. Les femmes y ont des pieds si petits que les pieds de ces femmes se prennent dans la main. Leur tête est petite, leurs sourcils sont minces, relevés au coin. Elles vivent dans des tonnelles de roseau vert, et mangent des fruits à peau de velours, dans de la porcelaine peinte...Plus loin, dans les rizières de Thaïlande, moustache aigüe tombant sur la poitrine, tête rasée, le mandarin, avec une houppe qui lui descend sur le dos, marche sur les nattes. Sa femme se promène dans la véranda, et ses enfants mangent du riz. Les jeunes gens ont une petite pipe passée dans leur bonnet pointu, et des écritures noires sont empreintes sur les vêtements de soie rouge des plus âgés...

Je commence à soupçonner le secret de ces idoles lancées dans le tourbillon et l'aventure. C'est une force mystérieuse, une étoile de chance, une puissance magnétique qui révèlent leur force, les mettant au-dessus de ces jeunes gens en qui luttent des forces hagardes. Toi, je le sens, je l'ai senti depuis ce moment-là, Éric mon tendre chéri, toi, tu défendrais ton amour menacé avec élégance et sincérité ; tu saurais reconquérir un cœur rebelle ; tu saurais subir les plus étroites contraintes afin de t'en libérer toi-même. Car tu es de ces hommes rares à l'enthousiasme réfléchi. Tu espères toi aussi en l'amour, mon chéri. Tu n'en doutes pas. Tu ne t'interroges pas sur cet amour. Tu sais qu'il existe quelque part, et qu'un jour, il viendra à toi. Aussi l'attends-tu, sûr de savourer alors ton bonheur. Tu devais d'ailleurs me le dire, au bord des lacs suisses, dans les bois ténébreux de l'Autriche. L'amour qui t'échappe et t'ensorcelle, tu l'as attendu, et tu devais le connaître avec moi. Avec moi ! Te rends-tu compte de ce que veulent dire ces simples mots pleins de fraîcheur, et qui me rappellent tout le sens d'une vie à deux ?

Et bientôt, l'océan leur offrit son souffle vivifiant. Et ils virent à l'horizon la vague de l'Atlantique, qui caressait sans jamais se lasser la côte de San Sebastian, dans la province basque du Guipuzcoa. Ils contournèrent la baie harmonieuse, partiellement fermée par l'île de Santa Clara, et bientôt, surplombèrent la plage aristocratique de Ondarreta. C'était un échange constant entre la terre et la mer. Et l'onde mouvante de dunes bleues absorba la tempête qui secouait leurs pensées.
Devant l'ourlet d'or et d'argent du littoral accueillant, Ingrid fit bouffer ses cheveux soyeux que caressait la brise...
Frantz suggéra une baignade, engageant délibérément le bolide sur la route de la plage ensoleillée...Ni les mille coquilles apportées par la mer, couleur d'émeraude, ni les trésors de la grève au sable fin, ni les criques solitaires, ni les arabesques des yachts blancs comme des mouettes et traînant derrière eux la silhouette empanachée d'écume des skieurs nautiques : rien de toutes ces merveilleuses séductions qui semblent sourire au cœur du plaisancier n'arrêta le monstre sacré qu'était la fabuleuse Ingrid.

Insidieusement, je rêvai à une mort brève qui mettrait un terme à mes souffrances. Sans terreur, je m'avouais que, puisque tu ne m'aimais pas, il serait si simple de me livrer au bel abîme qui s'offrait à mes yeux, vingt mètres plus bas dans les remous de l'onde.
Mais je sentis la croix que m'avait offerte maman peu avant sa mort, imprimer sa marque sur ma poitrine, lorsque je penchais mon buste en avant. J'eus un geste de recul et remerciai humblement le Seigneur, car j'étais croyante.
Je levais les yeux vers le ciel étoilé. La nuit régnait, belle et grandiose. À travers les ténèbres, c'était un spectacle inépuisable que de voir fleurir tous les astres. Une douce quiétude régnait en moi. Je demeurais sans parler dans la paix absolue du soir pénétrant, les yeux fixés sur la lune magnifiquement pleine, toute dorée. Peu à peu montante, elle inonda l'espace de sa lueur nacrée, et l'océan sembla resplendir d'un trésor de lumière jalousement englouti.

Un jour que je vins dans tes studios de Boulogne, où tu m'avais demandé de passer, je reconnus la désinvolte Ingrid Laurids Bridge. Son corps était amplement vêtu d'une robe grise sans ceinture, que dépassaient les pointes mordorées de ses souliers. Un opulent boa de plumes de cygne emmitouflait son cou. Ses cheveux abondants, aux reflets paille et or, rejetés en arrière, relevaient encore sa tête fière par le poids d'un chignon lourd coulé sur sa nuque. Jamais la lueur qui filtrait par l'incision de ses paupières mi-closes, ombrées de longs cils, n'avait été si fascinante. Jamais cette femme n'avait été si insolemment belle.
L'un de ses bras, échappé de sa large manche, s'accoudait sur ton bureau, l'autre pendait pour caresser d'une main distraite, le dossier du fauteuil où tu étais assis.
Je ressentis une vague angoisse, car je sus à cet instant que j'étais exclue de tes pensées...