Une toile blanche de 200 X 160 cm accrochée au mur. de chaque côté, les palettes du peintre : deux tables de verre et l'une de marbre rouge. Et puis un large espace dans lequel l'artiste évolue comme un danseur sur une piste entre chaque application de peinture, avançant, reculant, quatre pas en arrière, quatre pas en avant, ses bras brassant l'air en grands mouvements amples, mettant en scène tout son corps dans un ballet d'improvisation où la toile devient partenaire d'une sorte de tango, tantôt amie, tantôt rivale, tantôt se donnant, tantôt se dérobant.
Nous sommes le 27 mars 1961, il est 16h07. Alors qu'habituellement il travaille de nuit dans une complète solitude,
Pierre Soulages, le peintre abstrait que l'on a surnommé « le peintre du noir », a accepté que son ami, le journaliste, écrivain et scénariste
Roger Vailland (1907-1965) assiste à un moment intense d'acte de création, l'éclosion en direct d'une oeuvre d'art.
Pierre Soulages ouvre les portes de son atelier ; quatre heures de travail intense et méticuleux pendant lesquelles
Roger Vailland, captivé, observe et retranscrit ce qui est en train de naître sous ses yeux.
Comblé, le lecteur peut alors assister à cet espace d'intimité magique où la main qui peint se met en mouvement, « enlève, pose, découvre », jusqu'à donner ces effets de matière, ces sillons, ces zébrures moirées, ces hachures nimbées d'éclat qui jouent avec la couleur noire et créent des jeux d'ombres et de lumières.
Luminosité dans la profondeur de la couleur noire, c'est là tout l'art de
Pierre Soulages qui révèle le noir éclatant, le noir-lumière, l'au-delà du noir, « l'outre-noir » dans la multiplicité chromatique, et prouve qu'il est bien aussi un peintre de la couleur et pas seulement le peintre du noir.
« C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche », « ne jamais perdre de vue l'essentiel, il faut savoir sacrifier », « il faut savoir rejeter tout ce qui plaît trop. La vraie peinture, c'est de continuellement renoncer »…c'est aussi au détour de phrases, de formules percutantes et par la force de la parole que le lecteur appréhende l'univers du peintre, sa vocation d'artiste, sa volonté de ne pas faire de la peinture un objet politique ou un concept philosophique. « Cet objet ne dit rien : c'est avec des mots qu'on dit ».
La peinture de
Pierre Soulages est destinée à être regardée et ne délivre aucun message. Elle n'engage que l'artiste vis-à-vis de son art et de lui-même. Là est sa signification.
Trois parties composent ce petit ouvrage à la couverture noire comme l'univers pictural de
Soulages, trois textes qui permettent, en peu de pages, de découvrir un peintre à son travail, sa gestuelle, son comportement face à la toile.
La jolie préface d'
Alfred Pacquement, l'organisateur en 2009 de la rétrospective de l'oeuvre de
Soulages au
Centre Georges Pompidou, est une entrée en matière intéressante des deux articles suivants signés
Roger Vailland.
Le premier, paru dans la revue L'Oeil en 1961, décrit les étapes de la création et les méthodes de travail de l'artiste, où le hasard, entre retouches et renoncements, tient une large place.
Le second, daté de Février 1962, est une réponse au journal Clarté dans lequel des étudiants communistes s'interrogent sur la place du peintre dans la société : «pour ou contre
Pierre Soulages, peintre abstrait ?
Participe-t-il à notre époque ou se réfugie-t-il dans les hautes sphères spéculatives? Peinture d'initiés ou aventure poétique ?»
A ce "procès du peintre », Vailland répond avec fougue et conviction, en comparant le peintre à un sportif de haut niveau, en argumentant son texte comme un chroniqueur sportif et en faisant valoir que cet artiste pour le moins original et novateur ne tient pas à « dire » mais à « montrer ». Nulle revendication chez
Soulages, juste un face-à-face entre une toile et un homme dans un simulacre de combat pour accéder à l'Art dans son essence abstraite et contemplative. «
Pierre Soulages est un champion ».
Livre mini, tout petit par sa taille mais grand par l'univers artistique qu'il renferme…