Je suis un peu partagé.
Pour les points positifs :
Fanny Parise propose en effet une anthropologie de "l'ici et maintenant" qui n'est pas si fréquente - l'anthropologie privilégiant souvent les cultures lointaines, la sociologie ayant quant à elle tendance à beaucoup "cibler" ses objets d'études (les cadres, les femmes de tel quartier, les militants de tel parti...), ce qui pose question en cette époque d'interactions croissantes. Elle s'appuie sur un travail de terrain visible - ou plutôt sur une compilation de travaux. Elle met au jour la duperie majeure que représente "le capitalisme responsable" en proposant une analyse critique de la "socio-éco-durabilité" ou de "la religion de l'énergie magique", concepts intéressants. Je crois qu'au fond les idées les plus intéressantes de l'ouvrage sont dans l'introduction : confrontées à un phénomène d'évolution, voire de renversement des valeurs, les élites économiques, sociales et culturelles (les "nouveaux sauvages") et les classes intermédiaires ("
les enfants gâtés") mettent au point de nouvelles stratégies, en apparence vertueuses mais toujours discriminantes, pour préserver leurs acquis (hyperconsommation, privilèges) tout en se reconstruisant une virginité morale. C'est donc un livre qu'on a envie de faire lire à ses amis "bobo", "normcore", ou "hipster", termes également définis dans l'ouvrage. Et il est bon de disposer d'une référence pour mettre en pièces ces beaux discours auxquels on est si souvent confrontés.
Cependant je relève aussi certaines insuffisances dans le livre. La première est le choix du matériau de recherche : 2000 entretiens (!) auprès de personnes appartenant aux catégories sociales intermédiaires et supérieures, et ayant "différents degrés d'engagement envers la psycho-spiritualité et le développement personnel, la cause animale, l'engagement sociétal, la justice sociale, l'équité des genres et l'écologie" "ayant mis en place des changements de styles de vie" "adhérant à une vision holistique et/ou systématique des enjeux socio-éco-environnementaux". En ciblant un tel panel, pouvait-on vraiment obtenir des visions différentes ? Il semble assez évident que l'interview systématique des notaires de province, des chômeurs de longue durée, ou des migrants clandestins auraient apporté des visions du monde assez différente. le livre entier paraît donc par moments une vaste tautologie : que pensent les individus plutôt riches et sensibles aux questions sociales et environnementales ? eh bien ils se préoccupent de ces questions mais ont envie de rester riches. Bon. Par ailleurs ce si riche matériau de recherche est très peu utilisé, à peine si on recourt une ou deux fois à un verbatim dans tout l'ouvrage. Et puis c'est ennuyeux, on parle assez peu du reste de la société, de ceux qui devraient subir ces nouveaux sauvages et ces enfants gâtés, parce que s'ils sont juste pénibles avec eux-mêmes et entre eux, bah...
Un deuxième problème est la difficulté d'arrimer cette étude d'une frange importante mais minoritaire de la population (disons 20% des pays riches) aux enjeux globaux dont on ne peut nier l'existence. En conclusion,
Fanny Parise propose en quelques lignes de s'inspirer d'autres modèles de civilisation non-fondées sur l'accumulation. Mais a) l'histoire récente nous montre que c'est plus facile à dire qu'à faire ; b) elle ne propose pas de chemin critique ; c) on n'a pas vraiment l'impression qu'elle montre l'exemple, puisqu'elle vit apparemment d'études anthropologiques pour de grandes marques dont elle se ressert d'ailleurs largement, avec plus ou moins d'intérêt pour le lecteur ; d) elle critique précisément ce mode de fonctionnement lorsqu'elle le rencontre chez son public, par exemple quand elle compare les circulations de recommandation de séries à la fameuse "kula" du Pacifique occidental. On trouve trop souvent ces contradictions dans le texte : il faut arrêter de prendre l'avion (soit), l'avion électrique n'est pas une solution (soit), la "micro-aventure" près de chez soi ne répond pas au problème - bah si, elle y répond partiellement au moins, en limitant sérieusement le bilan carbone d'une telle activité. Idem, le cosmopolitisme diminue nos opportunités de critique et donc nos libertés (soit) mais
Marine le Pen, en adoucissant son discours, est restée souverainiste et identitaire. OK mais alors que faire ?
En définitive, un travail intéressant, réflexif pour l'autrice et sans doute de nombreux lecteurs, mais qui mériterait des approfondissements rigoureux pour vraiment constituer une critique intéressante de notre société actuelle.