Si Bourdieu a posé depuis longtemps la question de l'héritage social, culturel, économique, les enquêtes autour de celles et ceux qui ne sont pas des héritier/ères mais changent de classe sociale sont rares, si on excepte les récits autobiographiques. Car ce dernier schéma est de plus en plus documenté, qu'on songe aux récits célèbres comme ceux de
Didier Eribon,
Annie Ernaux ou plus récemment
Rose-Marie Lagrave. Ces non-héritier/ères ce sont les transfuges de classe.
Alors quelle différence avec ces autobiographies ? Si l'auteur aborde évidemment les parcours des transfuges qu'il étudie, l'originalité de sa démarche réside dans le fait qu'il a aussi et surtout questionné... leurs parents. Directement, sous la forme d'interviews. Et ça donne une tonalité différente des autres livres sur ce thème, car si
Annie Ernaux et
Rose-Marie Lagrave parlent aussi de leurs parents, elles le font avec leurs souvenirs, leur regard d'enfant transfuge. Ce faisant, des aspects différents se font jour : si les enfants transfuges parlent souvent de la distance qui s'est creusée avec leurs parents, pour la première fois on voit cette distance depuis le regard de ceux qui sont restés "à [leur] place" pour reprendre l'expression de
Rokhaya Diallo. Et si bien des parents de transfuges disent combien ils ont vite ressenti cette écart, dès l'entrée au lycée le plus souvent, l'idée d'une distance affective, émotionnelle, n'est pas partagée par tous/tes les parents. C'est le cas de la mère de
Rokhaya Diallo mais pas seulement. Car ces parents mettent en évidence le suivi de la carrière de leur enfant, avec plus ou moins de compréhension, qu'il s'agisse de lire les livres d'
Aurélie Valognes ou de regarder le dernier film tourné. Il y a donc cette idée de rencontre, de suivi de la trajectoire de l'enfant, qui bénéficie aussi aux parents, soit parce que l'enfant veille à soutenir ses parents financièrement en apurant une dette ou en leur achetant une belle maison pour leur vieux jours, soit en encourageant une reprise d'études, jusqu'ici inenvisageable par le parent, et pas seulement pour des raisons de temps ou financières : la question de la capacité à décrocher un diplôme, même peu élevé, se pose avec beaucoup d'acuité chez ces personnes collées au bas de l'échelle sociale.
Tout cela casse le mythe de l'enfant transfuge qui "s'est fait tout seul" : Adrien Nasalli interroge le rôle des parents dans la trajectoire de l'enfant. le sujet est juste effleuré et mériterait assurément d'être approfondi. En tout cas il questionne bien l'implication des parents, et en particulier des mères, en matière d'appétence pour la lecture, d'ouverture culturelle... Lorsque les parents sont questionné·es sur le terreau du parcours de leurs enfants, la réponse la plus répandue relève du champ "on ne sait pas d'où ça lui vient" et résument leur rôle à des sacrifices pour financer les études et accepter de laisser l'enfant partir étudier au loin. Et pourtant, beaucoup de ces enfants citent le chemin parcouru avant eux par leurs parents, s'il s'agisse d'une "soif de connaissance, de culture" ou d'une mise à distance de l'éducation donnée par les grands-parents de ces enfants transfuges, en particulier pour les filles en matière religieuse. Il y aurait donc un terrain familial qui ne demanderait qu'à être exploité. Cela avaliserait la théorie de l'école comme ascenseur social et nierait les travaux des sociologues sur le capital, qu'il soit culturel, économique, social... En particulier Khedidja, la mère du journaliste
Ali Rebeihi, partage ce point de vue : elle est tenante de l'idée que l'éducation fournie par les parents compte pour beaucoup. Mais cela pose aussi la question suivante : pourquoi le système fonctionne pour les transfuges et pas pour les autres ? L'un des membres de la famille interviewés dans ce livre suggère l'idée que l'élévation sociale n'est pas forcément un but pour tout le monde. Certes, le côté humilité, ne pas se faire remarquer est largement rappelé dans ce livre, mais est-ce que rester dans son milieu social est un objectif auquel adhèrent massivement les classes les plus pauvres ou populaires ? Ce n'est pas si sûr, même si les parents interrogés dans cette enquête sont unanimes sur le fait que la priorité est de mettre les enfants à l'abri du besoin : plusieurs parents s'inquiètent de ce sur quoi vont déboucher les études à mesure que celles-ci s'allongent.
L'auteur interroge les émotions des parents face à ces enfants qui s'agrègent - ou le semblent en tout cas - à une nouvelle classe sociale. Dans les réactions on lit de la crainte, face à des univers qu'elles/ils ne connaissent pas ; inquiétude accrue lorsque les enfants veulent les présenter à des personnes rencontrées dans ce nouveau milieu ; crainte de faire honte à ses enfants aussi, parce qu'elles et ils ont bien conscience du décalage. Mais on lit surtout de la fierté, discrète, pour "ne pas se la péter", mais fierté parfois revendiquée, comme lorsque Corinne, la mère d'
Aurélie Valognes, répond "comme l'écrivain" alors qu'on lui demande d'épeler son nom.
Enfin, parmi les éléments qui m'ont frappée, se pose la question des autres enfants de la famille : il semble que les familles qui fabriquent des transfuges le fassent de manière massive. Pourtant, certains enfants, le plus souvent les cadet·tes, ne réalisent pas cette transition. Comment le groupe familial gère-t-il ces inégalités de diplômes, de revenus économiques, de notoriété ? Cet aspect n'est que touché du bout du doigt dans ce livre, et on ne peut que souhaiter que l'auteur s'en empare.
Merci à l'éditeur ainsi qu'à #NetGalleyFrance pour ce service presse.