Au gré du tempsAu gré du temps, Parola, éditions du Jasmin, 2018, 122 pages, 15 €.
Au gré du temps commence en Normandie par un froid à pierre fendre. Tel un peintre impressionniste, le narrateur nous livre par touches successives une histoire qu'il veut être un fait réel. On rencontre ainsi les Sorensen, des Danois dont le fils unique, Yohann, s'est établi avec Julie, une Française originaire de cette région. On ne saura pas grand-chose de la belle-fille, élevée par les Morel, le pasteur du village et sa femme qui l'ont découverte bébé déposé au seuil de leur porte. On se croit au début de ce roman dans
le Dîner de Babette, de
Karen Blixen, mais le roman bascule vite dans le drame.
Croyant profiter de la présence de ses deux parents, Yohann le journaliste part avec sa femme en mission, mais le couple disparaît pour toujours dans la région de la Mer Rouge. Les Sorensen qui étaient là uniquement pour fêter l'anniversaire de leur petite fille de neuf ans se voient obligés de rester. Loin du royaume du Danemark, ils veillent sur ce qu'ils ont le plus cher au monde jusqu'à leur mort. Après leur disparition, on perd toute trace de la petite-fille dont on ignore le nom.
Faisant un saut dans le temps et l'espace, le narrateur reprend son écriture vingt ans après plaçant l'action désormais dans un quartier parisien. Il n'est plus question des Sorensen, mais d'Arnaud Lecomte, un vrai virtuose : « C'était un homme qui jouait du piano, et sa musique était magique » et un écrivain « à ses heures perdues ». Vivant seul après un drame familial, le jeune homme commence à recevoir des billets non signés, des billets qui disent tout le bien du monde de sa façon de jouer. de qui peuvent-ils venir ? Il ne met pas beaucoup de temps à démasquer la locataire du deuxième étage.
« de toutes ses voisines, elle était la plus jeune, la plus joie aussi. Avec son allure fine qui lui donnait un air juvénile, elle semblait être dans sa petite trentaine. A croire que le temps avait sciemment choisi de l'oublier, lui laissant ce regard qui la caractérisait si bien, ce regard d'enfant qui ne voulait pas grandir, ténébreux et boudeur. »
En grimpant au deuxième étage, Arnaud trouve la porte ouverte. Il ne le sait pas, mais en franchissant le seuil, il devient Orphée qui descend dans le monde des morts pour y arracher son Eurydice. S'étant préparée à cette rencontre, la voisine « était dans une détresse profonde », « une âme blessée, une âme qui cherchait une lueur d'espoir à laquelle s'accrocher ». Pour la sauver, Arnaud associe son talent de musicien à celui de cordon bleu et d'écrivain, le tout saupoudré d'une bonne dose d'humanisme. Si Shéhérazade sauve sa tête pendant mille et une nuits grâce à la magie du verbe, Arnaud préserve d'une mort quasi certaine la voisine en lui jouant du piano. Puis, il lui laisse à chaque visite une nouvelle « aux couleurs universelles » espérant ainsi l'inciter à cesser de se fuir. Comme par magie, la protégée d'Arnaud s'y retrouve facilement et la thérapie fonctionne.
« Elle retrouva sa lucidité et le courage de tout se dire sans voile. Pour la première fois de sa vie, elle décida d'affronter, un à un, tous ses démons. Elle admit qu'elle était rongée par la rage, qu'elle cultivait la haine, qu'elle entretenait sciemment toutes ces facettes négatives pour précipiter son anéantissement. »
Au gré du temps finit comme un conte de fée. On ne sait pas si Arnaud Lecomte et son Eurydice auront plein d'enfants, mais ils se mettent au piano et à font « chanter le coeur ». La bien-aimée d'Arnaud n'est pas définitivement happée par son séjour au royaume des morts et veut tourner la page de son passé marqué par une horrible blessure. Reste à découvrir la nature de cette blessure et le lien entre le drame des Sorensen du début et la grande histoire d'amour de la fin.
Au gré du temps est tendre comme un pain de mie, doux comme une cuillerée de miel. Puisqu'il commence en Normandie, disons qu'il s'agit d'un roman agréable qu'on avale comme une gorgée de cidre dans un moment de grande soif.