Qu'évoquent les années 60 pour vous ? Les yéyé, mai 68 ? Une époque insouciante et heureuse ? Ce sont du moins les clichés véhiculés de nos jours. N'avez-vous pas entendu, parfois, des soupirs de nostalgie, des "c'était mieux avant' ?
Ce livre va à contre-courant. Patrizia, la narratrice, nous livre, dans une écriture à vif, heurtée, un mois de sa vie de jeune femme, un mois où elle a vécu une vie d'errance dans Paris. Des termes très contemporains me viennent à l'esprit pour qualifier ce qu'elle a vécu : "précarité, SDF". Ils sonnent fades et creux par rapport à l'intensité de ce qui est raconté. Patrizia a connu l'enfermement, dans une maison de redressement, elle est toujours enfermée dans un carcan familial et bien pensant. le temps qui a passé semble ne pas avoir cicatrisé ses blessures et la révolte est toujours là, brûlante. Elle l'emporte toujours car jamais la narratrice ne cherche à attirer notre compassion.
Patrizia est triplement prisonnière. Elle est mineure, donc ses parents peuvent disposer d'elle à son gré. Ses peurs n'ont rien de chimériques. Elle est femme, donc son corps est étroitement surveillé, suspecté par les femmes (sa mère en tête), désiré avec brutalité par certains hommes (il n'est pas question d'amour). Elle est immigrée italienne, et s'accroche à ses papiers qui lui permettent de rester en France. Pour ses compagnons d'infortune, ceux qu'elle retrouve au Vert-Galant, ce n'est en rien péjoratif au contraire, Dick lui trouve même un air de "madone italienne". Pour les autres (et ils sont nombreux), cet état de fait est une source perpétuelle de brimades et de vexations, un motif supplémentaires de suspicions.
Le récit ne dure qu'un mois, pourtant il donne l'impression que le temps a été dilaté, tant un mot, un geste, a pu raviver chez la narratrice un souvenir, souvent celui d'une rencontre ou d'un événement pénible. S'il est vrai que je trouvais désagréable au début de croiser ses personnes, et de ne plus les revoir (Paulette est une exception), j'ai eu l'impression que grâce à eux, Patrizia dressait un état des lieux des carences affectives, des souffrances familiales. Les siennes d'abord, entre un père dépressif, une mère et une soeur qui ne comprennent pas ses aspirations. Celles de ses compagnes d'infortunes ensuite. Les familles décomposées ne sont pas l'apanage des années 2000, et les enfants avaient encore plus de mal à trouver leur place. Que dire de Paulette, préférant changer d'identité la nuit, métisse et enfant illégitime ? Sa petite soeur, qui n'a aucun prénom, sans doute pour compenser la double identité de sa soeur, est élevée par une nourrice, à la campagne, comme dans les romans du XVIIIe siècle. Quant à Dick, qui veut vivre son amour pour Karine librement, il endurera la même souffrance que les amoureux ordinaires. J'ai une tendresse particulière pour lui, car il est un des rares personnages entièrement désintéressé de ce récit.
La narratrice ne nous épargne rien - mais devait-elle nous épargner quelque chose ? Trouver un lieu où dormir, sans crainte du froid, des rafles est une préoccupations première - une question de survie. Se nourrir ensuite - un acte si simple en apparence. J'ai eu des crampes d'estomac à chaque fois qu'elle rappelait qu'elle n'avait pas mangé à midi, ou qu'elle n'avait rien mangé de la journée. Avoir de vêtements propres, pouvoir se laver, bref, garder sa dignité sont des combats quotidiens. La solidarité vient de ses compagnons de la rue, ceux dont la précarité est encore plus palpable que la sienne, ou de rencontres de hasard. J'avoue que certaines situations m'ont choquées, notamment celles qui sont liées au monde du travail.
Oui, le travail se trouvait facilement, dans ses heureuses années soixante : Patrizia ne retrouve-t-elle pas un emploi de couturière en une semaine ? S'il est si facile à trouver, c'est parce que l'être humain est jetable et consommable, surtout s'il s'agit d'une femme. Il est facile de la "consommer", comme elle a failli l'être par le fils du chocolatier, ou d'en avoir "deux pour le prix d'une, comme dans cet hôtel, où la fille et la mère, en situation précaire car immigrées, travailleront de concert.
Patrizia ne se résigne pas, c'est pour cette raison que son mariage m'a étonnée. Son mariage est un rachat, dit-elle, pourtant l'angoisse sourd dans ses trois dernières pages. Patrizia sera-t-elle heureuse ? Celle que son père chosifie en la traitant de "colis", celle qui, mécaniquement, a fait le ménage chez Phaït, se comportant comme une bonne ménagère avant d'être sa femme, pourra-t-elle oublier ses aspirations ?
Un troisième tome de récit nous apportera sans doute la réponse.
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Ce livre est la suite de l'itinéraire d'une délinquante juvénile publié aux mêmes éditions. Si vous aimez l'atmosphère des années 68 à Paris, allez-y, vous en serez pas déçus !!
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On pose des ventouses, des cataplasmes à la moutarde, on vous fait avaler de l'huile de ricin ou du sirop à base de sang de cheval pour vous maintenir en vie, en bonne santé et on vous prive pourtant d'oxygène, on réduit vos envies à néant, on attaque vos idées et vos goûts, car ils paraissent à coup sûr douteux et du plus mauvais effet.
Je me sentais comme un chien prêt à mordre et aussi, l'instant d'après, vide, hébétée, perdue. je savais ce que je voulais, je savais ce que je rejetais, mais j'étais privée de moyens et me cognais comme un hanneton contre les vitres.
J'avais à prendre en main ma destinée, à résister, ne pas me laisser cahoter, bousculer, sombrer. Oui, je devais trouver un chemin dans ces miasmes, pour rejoindre la lumière.
Ce jour-là donc, chez Chantal, nous étions cinq filles ; il n’y avait qu’un garçon, le frère d’une Micheline qui se faisait appeler Sylvie comme Vartan, mais qui aimait mieux imiter Sheila, car elle se coiffait avec des couettes liées par des rubans en velours rouge qui lui retombaient sur les joues toutes les fois qu’elle se mettait à twister.
Elle était seule, encore plus seule que quand elle prenait le métro jusqu'en fin de ligne, le midi à la sortie du travail !