LE MURGER DE LA GUERRE
(À J.-H. Rosny aîné.)
6.1
Le fond, nul ne le sait ; seul Tiécelin l’ancêtre, le vieux cor-beau dont les pattes d’année en année se dessèchent en fils d’acier et dont les plumes blanchissent en dessous, Tiécelin, qui connaît tous les arbres et toutes les pierres de son canton, pour-rait en dire quelque chose peut-être à sa tribu, mais Tiécelin ne parle guère aux siens de ce qui ne les concerne pas ; toujours est-il qu’il y avait une vieille haine entre Piétors le lézard vert et Maledent la grande vipère rouge du murger du soleil, une haine comme seule en connaît la forêt, une haine qui repousse chaque année avec le soleil comme les herbes et s’endort avec les feuilles tombantes, sans mourir jamais.
Piétors habitait ce grand logis calme, accoté à la pente verdoyante et moussue de la combe, depuis des soleils et des soleils, et Maledent aussi, et ils s’étaient toujours connus, et ils s’étaient toujours haïs, et il ne se passait point de saison sans qu’une grande bataille, précédée d’escarmouches sans nombre, ne fit rouler et s’effriter à grand fracas les vieilles pierres grises, cuites de soleil et de gelée, qui étaient là entassées par on ne sait quel travail fabuleux dont les causes, comme l’origine de la querelle, se perdaient dans la pénombre des soleils sombres et des saisons mortes. (p135/136)
L’HÉROÏSME DE JACQUOT
(À Léon Hennique)
Pour s’être empiffré longuement de glands au chêne de la tranchée sommière, pour avoir embué en lui, dans cette soûlée de mangeaille, le sens exact des réalités forestières, Jacquot le geai perdit la notion de l’heure, et, sans remarquer la hauteur du soleil, confondant la voix de l’appeau avec celle de Jacquot l’ancien qui devait les rappeler pour le soir au taillis de la Combe du Beau Temps, il partit roucoulant de plaisir vers le babil captieux et dégringola en bas de la branche où il se posait, l’aile fauchée dans l’ébranlement terrible d’un immense coup de tonnerre.
Deux cris de détresse lui jaillirent spontanément de la gorge en battant l’espace d’une rame cassée qui rompait son équilibre aérien et rendait vains tous ses efforts, tandis qu’il demeurait quasi étourdi des chocs consécutifs sur les branches qui le fouettaient dans sa chute et auxquelles il tentait sans y réussir de se raccrocher. (p153)
UNE NUIT TERRIBLE
(À Madame Judith Gautier.)
8.1
Le soleil s’accoudait royal à un balcon pourpre de nues, semblant contempler la forêt calme qu’une onde oppressée de vent, tiède précurseur de la fraîcheur crépusculaire, semblait agiter d’un immense frisson frileux de beauté mûre à son déclin.
L’automne mystérieux passait sur les frondaisons et, comme derrière le cheval du barbare des temps jadis, aux en-droits que ses pieds de brume et de froid avaient foulés, les feuilles jaunes et flétries tombaient avec d’irréels grelottements.
Les conciliabules ailés des migrateurs d’automne, comme pour échanger et transmettre le mot d’ordre général de la grande cohorte de demain, s’animaient de combe en combe avant de mourir avec le crépuscule. (p162)
MAUPATTU LE PARIA
(À Mademoiselle Read.)
4.1
Cette année-là, comme sa vieille Choque restait obstiné-ment sur le nid, empêchant les autres poules de venir pondre à l’endroit habituel, la fermière lui confia encore à couver un nombre impair d’œufs parmi lesquels elle avait glissé un œuf de cane. La vieille maman qui menait toujours à bien sa nitée lui donna au bout des vingt et un jours d’incubation quatorze poussins et un petit canard.
Dès que les petits poulets furent sortis de leur coquille, grelottant de froid et de vie, ils s’enfoncèrent dans le chaud duvet de la mère, mais le caneton, insoucieux de cette humidité native, clochant de droite et de gauche sur ses rudiments de pattes, grimpa péniblement jusqu’au bord de l’assiette de glaise où était l’eau de la poule et, se laissant glisser sans hésitation, se mit à y barboter avec délices
LE CHÂTIMENT DU PILLARD
(À Élémir Bourges.)
5.1
Quand la colonne de marche des hirondelles du dernier canton des bois clairs, précédant de quelques soleils celle du premier canton des sapins, arriva à l’endroit où la ligne télégraphique quitte le blanc ruban de la route pour chevaucher l’ados herbu, jalonné de murgers, où se fait le rassemblement d’automne, il y eut, à l’arrière, un tassement et de grands cris, puis les premières poursuivirent leur route et celles de la queue s’affaissèrent comme si une invisible main eût tranché en l’effilochant cette écharpe aérienne du printemps, balayant l’azur.
Sur les fils où elles s’étaient posées jadis, elles s’installèrent un instant, difficilement, embarrassées de leurs longues ailes, et, après avoir salué d’une triple salve de pépiements le reste de la colonne ailée qui gagnait vers l’orient ses cantonnements d’été, elles se regardèrent toutes joyeuses en gazouillant de bonheur. (p122)
La guerre des boutons - Louis Pergaud - 01