AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Antyryia



Second recueil de nouvelles dirigé par Yvan Fauth, Regarder le noir fait suite en quelque sorte à Ecouter le noir en y variant les auteurs ... et les plaisirs.
Y aura-t-il ensuite sentir le noir, toucher le noir et goûter le noir afin de poursuivre l'exploration des cinq sens ?
L'aspect un peu commercial de ce second volume m'a d'abord un peu rebuté ... Mais ça n'était pas le cas de la majorité des auteurs présents au sommaire alors j'ai fini par me laisser tenter.

Avec un thème imposé autour de la vision, je m'attendais à ce que chaque auteur ou presque évoque la cécité. Si je devais perdre l'un de mes cinq sens, devenir aveugle serait incontestablement le pire des châtiments.
Heureusement, les écrivains à l'honneur dans ce recueil ont beaucoup plus d'imagination et la vue, le regard, offrent des possibilités tellement nombreuses au final qu'aucun de ces courts récits n'est redondant.

Petite pensée pour Ingrid Desjours qui évoquait la cécité de conversion dans son dernier roman adulte, La prunelle de ses yeux, qui remonte déjà à presque trois ans.

Ils sont quand même quelques uns à avoir rédigé un texte autour de l'aveuglement, majoritairement des femmes, à l'instar des deux compères Karine Giébel et Barbara Abel, qui avaient déjà écrit à quatre mains dans le précédent recueil.
Elles clôturent le livre avec "Darkness", nouvelle dans laquelle le capitaine Jérôme Dumas doit enquêter sur une terrible agression : La victime, Hélène Queyllaire, a vu ses yeux se désintégrer de la pire façon qui soit. A l'aide d'un compte-gouttes, son bourreau lui a versé de la soude caustique vingt-quatre durant sur les cornées.
Et pourtant, Hélène se refuse à parler de son calvaire, à identifier celui ou celle qui a commis cette abomination, murée dans un silence presque bienveillant.
En dépit de son horreur apparente, "Darkness" se révèle être une histoire pleine de sensibilité, où le lecteur cherche à faire le lien avec le passé de la jeune Diana, abandonnée peu après la naissance, et la mutilation subie par Hélène, jeune femme d'une vingtaine d'années. Bien malin sera celui qui fera le lien entre les deux histoires avant les dernières lignes, venant éclairer ces ténèbres de façon aussi sublimes que glaçantes.

Julie Ewa également parle de cécité dans "Nuit d'acide", cette fois avec un texte qui se passe au Bengladesh.
Les yeux du jeune Sabbir, enlevé dans la mangrove, seront aspergés d'acide. Arraché à sa famille, il ne devient plus qu'un objet d'enrichissement pour ses tortionnaires, au même titre que le jeune Namur qui lui apprendra à surmonter son handicap et à mendier, tout comme leurs quatre compagnons de cellule. Chaque jour, ils doivent arpenter les rues du marché et ramener l'argent que les touristes auront bien voulu leur confier. Avec pour promesse de retrouver la vue un jour.
Sanjana, policière désireuse de mettre fin à ce trafic d'êtres humains, sera-t-elle le dernier espoir de Sabbir ?
Julie Ewa nous signe ici une histoire d'autant plus douloureuse qu'elle est inspirée de faits réels. Même en France les personnes mutilées sont regroupées sous l'égide de mêmes truands puis dispatchés notamment dans les rues et métros parisiens, exposant leurs membres amputés pour collecter un maximum d'argent en faisant appel à la pitié des passants.
Y a-t-il plus horrible dans ce monde pourtant moderne que de mutiler volontairement un enfant pour pouvoir ensuite s'enrichir sur son dos ?
Il vous faudra arriver aux dernières lignes de "Nuit d'acide" pour le savoir.

Des aveugles, il y en a également dans "Le mur" de Claire Favan, qui a écrit ici une histoire d'anticipation très éloignée de son registre habituel. Pas de tueurs en série cette fois mais un univers futuriste dans lequel les icebergs ont fondu et ont libéré le méthane stocké sous les banquises.
Et vous connaissez l'effet du méthane sur les yeux ? Il provoque de graves lésions.
Le dernier bastion de vie sur terre est donc un porte-conteneur, du nom de Havanay Bay. Les autres bateaux ont fini par sombrer au fond de l'océan unique qui recouvre désormais en totalité la planète.
Et dans ce monde avec de l'eau à perte de vue, qui n'est pas sans rappeler "Juste après la vague" de Sandrine Collette, continuer à voir est devenu le bien le plus précieux.
"La chaîne de commandement repose sur le champ visuel."
En effet, au royaume des aveugles les borgnes sont rois.
Et chacun voit un rôle lui être atribué en fonction de son acuité visuelle, de 0% pour les non voyants à 80% pour le capitaine du navire.
Pour être franc malgré son originalité et son fort message écologique, Claire Favan n'a pas réussi à m'embarquer dans sa vision du futur, et même si j'adore cette auteure je suis resté à quai cette fois.
Trop insensé, trop mièvre, final trop attendu ...

Fred Mars mélange quant à lui le thème du regard sous différents aspects dans "The Ox".
L'un d'eux étant la partouze à l'aveugle. Un concept intéressant.
"Le libertinage à l'aveugle, les corps plongés dans une obscurité totale."
"Seulement un amas de chairs gémissantes qui se mêle au néant."
La beauté et la jeunesse n'importent plus dans un tel contexte où on caresse tout ce qui se présente à nous, où on jouit d'un corps à l'autre.
Les rouages de ce club très select vont cependant être mis à mal avec la découverte d'un cadavre suite à l'une de ces soirées de débauche.
Les inspecteurs en charge de l'enquête ont deux témoins : L'un des participants ainsi que l'homme d'entretien malvoyant.
Parviendront-ils à éclairer les circonstances du crime et l'identité du coupable ?
"The Ox" est une nouvelle policière plutôt originale du début à la fin.
Toute ressemblance avec un personnage existant réellement ne serait pas fortuite.

Mais le regard, c'est aussi le regard des autres. C'est être vu par d'autres yeux.

Ou ne pas être vue dans le cas d'Hélène, dans la nouvelle "Transparente" d'Amélie Antoine. La merveilleuse, magistrale, somptueuse et surdouée Amélie Antoine ( pour ceux qui en douteraient, les émotions dégagées par sa plume unique me transcendent à chaque fois ).
Hélène est de ces madame tout-le-monde relativement effacée. Comme un mantra, il est sans cesse rappelé au lecteur :
"Mais Hélène est toujours polie. Calme, mesurée, aimable. Certains diraient même transparente."
Et cette employée de la Caf, quarante ans, divorcée, va enfin OSER le changement. Comme le symbole de la reprise en main d'une vie trop terne.
Un très léger changement.
Une simple teinture pour cacher ses premiers cheveux gris. Un premier pas vers de nouveaux horizons.
Un tout petit effort pour enfin être vue, pour que son entourage la remarque.
Restera-t-elle invisible ou finira-t-elle par être regardée par ses collègues, ses amies, sa fille, son compagnon ?
Quelles souffrances endure-t-elle en secret ?
Sans surprise, la merveilleuse, magistrale, somptueuse et surdouée Amélie Antoine signe avec "Transparente" l'une des meilleures nouvelles du recueil, tout en sensibilité et subtilité. Son répertoire habituel la situe quelque part entre le thriller psychologique et la littérature générale, mais elle trouve incontestablement sa place parmi les meilleurs auteurs du noir au cas présent.

R.J. Ellory et Olivier Norek se sont tous les deux intéressé à l'observation.

L'auteur britannique met en effet en scène dans "Private eye" un journaliste du nom de Rayond White, dont le métier même consiste à observer, et dévoiler par ses scoops la laideur des hommes, les complots, les mensonges.
Il se rendra compte très vite qu'il est lui même épié, très maladroitement, par un même individu. Qu'il se met à surveiller à son tour.
Qui est le suivi, qui est le suiveur ?
Pourquoi Raymond est-il ainsi guetté ?
Une question qui l'obsède de plus en plus. Ou est-il juste paranoïaque ?
Nouvelle un peu longue à la fin attendue, "Private eye" se laisse néanmoins lire avec plaisir.

Et Olivier Norek lui m'a mis une claque.
Non, rectification, il m'en a mis deux en fait. Voire trois.
Sans trop en dire pour ne pas vous gâcher les petites surprises concoctées par l'auteur d'Entre deux mondes, "Regarder les voitures s'envoler" nous raconte la vie de Joshua, un jeune garçon solitaire dont la mère est paralysée.
"C'est observer qui me plaît."
Sa vie va changer avec l'arrivée de ses nouveaux voisins, et plus particulièrement de leur fille Esther avec laquelle il se liera progressivement d'amitié. Il sera témoin de la violence de son père, des humiliations qu'elle subira à l'école, et ne pourra pas rester les bras croiser à ne rien faire.
Avec ce texte sensationnel qui entame le recueil, vous allez regarder le noir de très près. Avec vos tripes autant qu'avec vos yeux.

René Manzor lui nous parle de voyance ( ou de double vue ) dans son récit sobrement intitulé "Demain".
L'histoire commence par une course poursuite entre un tueur armé et Ganaëlle dont le seul objectif est de sauver sa fille, la petite Chance, au péril de sa propre vie.
Mission accomplie puisque la suite de l'histoire nous projettera dans un avenir où Chance, devenue diseuse de bonne aventure de pacotille, aura une horrible prédiction qui se réalise réellement.
Quel lien y a-t-il entre la tentative de meurtre dont elle a fait l'objet dans son enfance et ses dons prémonitoires ?
Pour le savoir à vous de lire ce mini-thriller qui va à cent à l'heure mais qui ne m'a pas profondément impacté.

Quelle sensibilité dans la plume de Johanna Gustawsson !
Ce qu'elle a cherché à mettre en avant c'est l'intensité et l'expression des regards.
Dans "Tout contre moi" l'amour et la haine semblent se confondre dans un couple qui s'est aimé dès ... le premier regard.
Ici les yeux sont des vecteurs d'émotions et d'expressions entre deux amants.
Mais quand on trahit ses promesses et son engagement, rien de surprenant à se retrouver le couteau sous la gorge.
Au sens littéral.
J'ai vraiment été subjugué par la plume magnifique, fine et féminine, de l'auteure de Mör. Et par le double effet kiss cool final.

Enfin, deux auteurs se sont intéressés aux visions, quand leurs narrateurs sont les seuls à voir quelque chose ou quelqu'un, comme un signe de lente plongée vers la folie.

Je passerai rapidement sur "Anaïs" de Fabrice Papillon auteur que je ne connaissais pas et qui ne m'a pas non plus donné envie de le faire plus ample connaissance.
Victime de ce qui semble être des visions, monsieur Darcy, professeur à l'université, semble être le seul à voir constamment son grand amour Anaïs. Elle ne disparaît que très rarement de son champ de vision et tout ce qu'il fait, y compris des choses pas très jolies jolies, il le fait pour elle et à travers elle.
Hallucination ou réalité ?

Et il ne me reste plus qu'à évoquer La tâche de Philip R... Non, de Gaëlle Perrin-Guillet pour celle-ci, pardonnez moi.
Tout comme Monsieur Darcy, Thomas est le seul à voir ... une petite tâche incrustée dans le mur de sa cuisine. Totalement indélébile.
Il a beau frotter, elle refuse de disparaître et se met à le hanter : Il ne voit plus qu'elle, il est obsédé par elle. D'autant qu'elle grossit telle une moisissure, ne cessant de s'étendre et d'avaler ses repères quotidiens.
Flirtant avec le fantastique, cette nouvelle à l'atmosphère inquiétante m'a rappelé les nouvelles que pouvaient rédiger des auteurs américains comme Robert Bloch, Richard Matheson ou Fredric Brown, dont j'étais extrêmement friand à l'époque.
Jusqu'à ce que la fin me ramène les deux pieds sur terre, ce qui a été une petite déception.

J'insisterais aussi sur les chutes : A chaque reprise l'auteur tente de nous mettre définitivement K.O. avec un dernier rebondissement, une ultime révélation amenant parfois à regarder autrement l'intégralité de la nouvelle.
Chaque auteur a rempli le cahier des charges en essayant tout au moins de nous surprendre.
Mais certains ont mis la barre très haut et m'ont laissé comme un con le cul par terre.
Olivier Norek, Johanna Gustawsson, le tandem infernal Giébel / Abel font partie de ceux là.
Ce sont d'ailleurs les trois nouvelles que j'ai préférées, la quatrième étant celle de la merveilleuse, magistrale, somptueuse et surdouée Amélie Antoine.
Et non, je n'ai pas du tout l'impression de me répéter !

Commenter  J’apprécie          291



Ont apprécié cette critique (27)voir plus




{* *}